Se méfier des outsiders. Ils finissent toujours avec le temps, à force d’efforts et d’abnégation, par dépasser leurs brillants rivaux. Pendant que Mick Jagger tortille du cul dans les stades, que Dylan joue les penseurs de Rodin version songwriter, que Bowie n’est plus que l’ombre botoxée de lui-même, Randy Newman poursuit son grand petit bonhomme de chemin. Depuis maintenant quarante six ans. Sans se soucier des autres, sans courir après le star-system, en restant fidèle à ses fans. Car depuis son premier opus sorti en 68 – en pleine révolution pop psyché, doit-on le préciser – Randy Newman livre ce pourquoi il est fait : des chansons et assurément bonnes de surcroit. Il poursuit sa quête, piano au bout des doigts, souvent accompagné d’un simple groupe ou d’un fastueux orchestre. Mieux, il a transformé l’incompréhension des masses à l’égard de sa musique en atout. Nanti d’un humour quasi Woody Allenien, il moque ses contemporains tout en se foutant d’un hypothétique succès qui a malgré tout fini par arriver. C’est le cinéma, plus particulièrement celui d’animation, qui a su mettre en valeur ses talents de mélodiste. Ironie du sort que l’homme doit savourer à la seule vue d’enfants remuant leurs bobines blondes au son de chansons reconnaissables entre mille – le sautillant thème d’ouverture de Monster Inc – et dont le style rappelle leurs doubles maléfiques, Rednecks, Davy The Fat Boy, Short People, venant garnir une discographie riche de trente six albums, comédie musicale, live et bandes originales comprises. Surprise de découvrir du Randy dans une réclame, ultime pied de nez involontaire d’un singer-songwriter mésestimé. Par quel bout aborder ce mythe discret, quasi effacé derrière des lunettes maladroitement carrées et un physique de John Lennon poupin dans ses habits de graduate Dustin Hoffmanien ? Par quel album commencer ? Sinon le premier… Follement produit par le californien Van Dyke Parks, il possède déjà des classiques, Love Story (You & Me), le gros Davy et quelques perles vouées à l’anonymat quand d’autres viraient hippies hard. On y entend aussi cette voix si particulière, prise dans la gîte d’un vaisseau immatériel, pleine de fêlures mais si attachante. Comme si le jeune homme se débattait dans un corps et une âme d’adulte. Peut-être aussi parce que sa pop à lui devait déjà aux figures du passé, George Gershwin en tête. Randy Newman n’en a cure, bien que ses disques suivants s’abandonnent assez vite aux rythmes du nouveau rock. Sail Away porte si bien son nom qui le voit voguer vers les rivages de la bonne fortune. Ce n’est pas réellement l’album préféré des aficionados, pourtant il sonne comme un diamant, ses compositions atteignant une maturité en terme d’écriture, d’interprétation et de production qui en font un jalon dans l’histoire musicale de Randy. À commencer par le morceau titre, d’une très grande majesté. C’est ainsi la confrontation avec le grand public dont le malin et funky You Can Leave Your Hat On se fait l’entremetteur. Ry Cooder y fait des merveilles en orfèvre du blues. Deux ans après l’homme sort ce que son public – 3000 personnes dans le monde – considère à juste titre comme son chef-d’œuvre : Good Old Boys. Relativement courtes à l’image des précédentes chansons, les douze nouvelles sont autant d’instantanés tendres et cruels, dressant la chronique d’une Amérique donnant moins à rêver qu’hésiter. Pourtant, la grâce et la magie sont toujours présentes comme en témoigne le poignant Marie, tout en retenue. Rien à redire non plus à l’écoute de Guilty dont la batterie, mate, donne une patine au morceau. Soulignons au passage la contribution du producteur Lenny Waronker. Viendront après d’autres classiques, difficile de tous les citer. On notera Little Criminal, Born Again et sa pochette Hipgnosisienne ainsi que le très décent Trouble In Paradise. Il faut attendre 1995 pour découvrir le grand œuvre de Newman, son opéra à la gloire du mythe faustien dont le casting est à se damner : James Taylor, Linda Ronstadt, Don Henley – en gros tout Laurel Canyon –, mais aussi Bonnie Raitt et l’inoxydable Elton John. Démesuré, baroque, génial, il installe Randy Newman au panthéon. Et dans nos cœurs transis. Le singer-songwriter y déploie tout son savoir-faire, l’inspiration en plus – How Great Our Lord le démontre si brillamment –, prouvant ainsi qu’un artiste peut parfois durer, sans malentendu, avec certes quelques déconvenues, mais sans remiser ce qu’il faut de foi pour faire ce métier-là. Et le retour sur investissement ? Il viendra à l’aube du nouveau millénaire. « Je ne veux pas de votre pitié ! » avait-il clamé pendant la cérémonie des oscars en 2001, alors qu’il y était dignement célébré. Fier, lunatique et acide comme on l’aime, blessé peut-être de n’avoir jamais été, dès ses débuts, mis au même rang qu’un Dylan dont la carrière entière ne semble pas aussi constante. Cependant pour un Randy Newman réhabilité, combien de David Ackles passés sous silence ? C’est l’implacable génie des décennies soixante et soixante-dix qui ont vu tant de carrières se lancer, parfois s’arrêter comme ça, laissées sur le bord de la route de la reconnaissance. Randy Newman a failli être de ceux-là, mais aujourd’hui il file droit devant. Réinventant son destin sans rien changer à sa musique. À 71 ans, c’est un homme neuf.
Randy Newman, Original album series (Warner)
http://www.deezer.com/artist/5679
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