« C’est au sujet d’Alister. Aussi dois-je soigner mes mots, mettre ma prose sous surveillance » pensai-je alors que je quittais l’antre de l’artiste-magnat de la presse-et grand ordonnateur de la pensée Schnock. L’air confiné du métro était aussi moite qu’à l’extérieur, tout juste était-il strié par les clignotements diffus de la lumière artificielle. Pendant cette heure de transport, bringuebalé mollement par le chauffeur de la ligne 10, je me repassais le film de cette entrevue longue comme un David Lean, riche comme un tir de répliques entre Blier et Ventura. Malgré mes états de service, jamais je n’avais ressenti une telle implication avant, pendant et après une interview. Non pas que les autres interviewés ne méritassent point des éloges, mais cette entrevue avait suivi les chemins sinueux, vastes d’une pensée bien faite, celle d’un homme de lettres – la chose est plutôt rare aujourd’hui s’agissant du rock – comme on en rencontre peu. N’y voyez là aucune flatterie mais disons plutôt un sentiment enthousiaste face à ce que l’on appelle une "rencontre", mot souvent précédé du verbe "faire". Alister a des convictions, de celles qui fascinent autant qu’elles bousculent, remuent. Une houle. Surtout, Alister est un homme mû par l’écrit, quelle que soit sa forme, son but. Vous le verrez plus bas. Alister a des choses à dire, plus encore à écrire et il les exprime de façon quasi vicinale, en empruntant autant de voies possibles. Schnock en est une, bien entendu. La musique en ouvre d’autres, multiples et complexes. Pour Alister, elles ont débuté avec Aucun mal ne vous sera fait et son spoken rock sexy, frappant fort avec des pavés comme Quelque Chose Dans Mon Verre où le Léthé fait son come-back. Tout comme le piano, instrument par excellence des singer-songwriters. Le musicien poursuit sa quête quelques années après avec Double détente. Une fois plus, Alister vise juste. Dans son barillet à chansons se trouve un classique, un de plus, le poignant Docteur. Quel sera le prochain titre qui complètera cette nouvelle esthétique ? L’homme parle sobrement de Lp3. Le dieu de la pop sait à quel point celui-ci est attendu. Mais revenons chez Alister, non pas seulement dans son monde psychique mais dans son univers physique, ses murs. Ici, la musique est partout. Des claviers vous accueillent à votre entrée, dans un fouillis de câbles. Puis dans la pièce voisine, des piles de vinyles, 33 & 45t, des CD antiques, un ampli, du matériel quoi. De ces choses que l’on chine et conserve aussi précieusement que la prunelle des yeux de la voisine. Quelque chose de simple s’installe au même titre que papier et dictaphone. Une ambiance dirons-nous et celle-ci s’avère suffisamment relâchée pour qu’au détour d’une phrase une personnalité se révèle. Manières simples certes mais Schnock tout de même, j’entame cette discussion par un vouvoiement de rigueur.
Shebam : Bonjour Alister, quel rapport entretenez-vous avec la nostalgie ?
Alister : Alors, la nostalgie c’est dangereux. Comme toute passion. C’est quelque chose dont on ne peut pas vraiment se libérer, je pense. Et en même temps, il faut faire attention car ce n’est qu’un moment. La nostalgie ça ne pas être, enfin pour moi, la quintessence, le cœur de ta vie. La nostalgie c’est un moment dans une journée où tu te retournes vers ton passé pendant une dizaine de minutes. Et tu reviens très vite dans le présent. La nostalgie ça peut être formidable. Mais il ne faut pas que cela soit le moteur de ton existence. Et c’est un peu cela que j’ai voulu faire dans Schnock. C’est-à-dire un moment où dans un dîner ou un repas de famille l’un de tes oncles ou une grand-mère se rappelle des souvenirs. Cela dure un quart d’heure puis après on sert le dessert et on passe à autre chose. Ça ne peut pas être le grand commandeur de toute chose.
Shebam : Pourquoi Schnock ? Pour le pied de nez, la provoc’ ? Vous n’êtes pas si vieux ! Ou plutôt la sonorité du mot ?
Alister : Justement dans ce projet, il y a eu au début des questions. On était vraiment attachés à vouloir remettre en valeur, en lumière des gens sous-estimés ou qu’on estimait, nous, maltraités au sens propre du terme par la presse. Dès le début le truc du passé, de la nostalgie était là. Mais on ne voulait pas que cela soit trop tendre, trop gentil. Il fallait être dynamique par rapport à cela. Donc Schnock semblait pas mal. Mais je dois te dire qu’au début on pensait Schnock pas tant comme une plaisanterie, mais plutôt comme un fanzine. Je n’imaginais pas que trois ans après je seraisi encore en train d’en parler à quelqu’un. Donc on était légers. On s’est dit Schnock, parce qu’on n’allait pas appeler ça Notre temps, La vie après la retraite. Schnock était un nom un peu négatif mais en même temps drôle. Je raconte cela ainsi. Maintenant cela semble évident, mais pas sur le moment. C’est une façon de rendre le passé un peu cool, pas trop niaiseux, trop respectueux d’une certaine façon.
Shebam : À l’heure où la presse écrite va mal, comment se porte la revue ?
Alister : Écoute ça va, je touche du bois (il s’exécute, NDLR). Je touche les lattes de mon canapé. Ça va, ça va, on est très régulier. Autour de 10 000 exemplaires vendus par numéro. Le bon point donc, c’est la régularité : on a un lectorat fidèle et acquis entre guillemets. Le mauvais point pour moi, au bout de trois ans d’aventure, c’est le développement. Malgré nos nombreuses presses, on stagne autour de 10 000 ventes. En gros, que l’on mette Coluche ou Daniel Prévost en couve – ce n’est pas du tout la même notoriété, les mêmes carrières – on a le même nombre de ventes. 10 000, c’est bien et beaucoup de gens dans la presse écrite aimeraient avoir une telle régularité tous les trois mois. Le numéro sur Coluche qui est paru au mois de décembre a été un signe pour moi. Je pensais qu’on allait dépasser nos chiffres et en fait pas vraiment ! Même si on mettait Nabilla en couverture, on vendrait toujours 10 000 exemplaires. Ou Paul Préboist, voilà ! Je ne sais pas… Et en même temps c’est bien. Il faut conserver cela. Schnock c’est un objet mais le mot n’est pas forcément compréhensible par tout le monde. Il y a beaucoup de gens qui en regardant le couve nous demandent si c’est un magazine de BD, si c’est comme Hara-kiri. Le projet en lui-même n’est pas dans les canons du marketing d’aujourd’hui et c’est ce qui me plait. Donc on stagne, enfin on plafonne à 10 000 et on s’en contente. Je ne vois ce qui pourrait faire que l’on arrive à 30 ou 40 000.
Shebam : Un peu, allez, beaucoup grâce à Schnock, on est en train de se rendre compte qu’il y a eu en France un véritable âge d’or musical autre qu’à l’époque de Ravel et de Debussy. C’était pendant les seventies. Julien Clerc, Souchon (dont je confonds la pochette de Jamais content avec Good Old Boy de Randy, NDLR), Sanson, Sheller, Manset, Gainsbourg, Hedayat. Age d’or également cinématographique avec Joël Séria, Bertrand Blier, Jean Yanne. C’est un peu ça notre pop culture à nous. Vous validez ?
Alister : C’est exactement ça. C’était l’idée de départ de Schnock. Nous avons été conditionnés par la pop culture anglo-saxonne et surtout moi qui étais allergique à la France pendant toute mon adolescence, comment on dit ça, ma post adolescence, jusqu’à mes trente ans. Il y a un moment en fait où tu as intégré toute la culture anglo-saxonne – musique, cinéma – qui est fabuleuse et où il fallait poser un regard sur notre culture française à nous, on va dire pop culture : Jean Yanne par exemple, Bertrand Blier, Séria, Marielle, tous ces mecs là, même les Belmondo les plus inventifs comme Le magnifique, la nouvelle vague. On a une espèce de pop culture que l’on a reçu… (Il hésite, NDLR). Je vais réussir à retrouver ma pensée. On a été conditionné, nous en France, par une presse qui vient de la nouvelle vague ce qui est formidable : moi, j’adore la nouvelle vague, pas de problème. Je trouve que c’est une expérience esthétique unique au monde et bravo ! C’est formidable qu’elle soit associée à la France. Mais la presse qui a défendu toute cette culture française venait de la nouvelle vague. Elle a donc célébré Godard, Truffaut pour le cinéma. Et en musique, il s'agissait d'une approche téléramesque, inrockuptilienne qui était très bien mais plus spécifique et qui n’a jamais englobé le côté pop, populaire de la France : c’est-à-dire à trouver des qualités certaines à des morceaux d’Eddy Mitchell, de Sanson ou de Sheila même. Et c’est là où cela devenait intéressant de faire Schnock, c’est-à-dire, de se réapproprier tout ce patrimoine pop français et d’en retirer le meilleur pour nous, avec notre culture qui vient d’ailleurs. Et c’est possible : on va arriver au douzième numéro. Il y a vraiment quelque chose qu’on est en train de décortiquer, qui défile d’un numéro à l’autre : une certaine cohérence. Je ne dis pas que c’est la faute des autres médias, si tu veux, de ne pas avoir pendant toute une période défendu cela. Mais maintenant nous, vingt, trente, quarante ans après, on regarde à nouveau tout ce qui s’est passé dans ces années-là et on fait « attends, ça c’était pas mal, même si c’est Sheila, même si c’est Marielle, c’était bien. » C’est relier tout ce corpus culturel français avec nos parcours et nos goûts. C’est exactement cela qu’on voulait faire au début. Je trouve fabuleux cette pop culture des anglais, des américains. Ils l’ont dans le sang ! Tu lis Mojo, Rolling Stones Magazine et tout ça. Ils font très bien le boulot. Mais en France, c’est vrai qu’on est habitué à une conception tout de suite un peu, pas terroriste, mais relevant plutôt de la guerre du goût. C’est Télérama, les Inrocks, Le Monde à une époque. Cela a beaucoup changé cela dit. Moi, j’ai grandi à une époque où il y avait quand même trois, quatre journaux ou magazines qui faisaient la loi en matière de culture et qui évacuaient ou sous-traitaient le reste. Libé n’aurait pas pu faire un papier sur Jean Yanne ou sur Véronique Sanson. Il fallait faire un papier sur Jacques Rivette et Gérard Manset qui avaient la carte, comme on dit. Et sans renier Rivette et Manset, nous on a envie de dire « attendez, regardez un peu, il y a aussi…
Shebam : Il y a Guy Béart aussi ?
Alister : Alors avec Guy Béart, on arrive un peu dans une espèce de clin d’œil. Mais c’était important parce qu’en dehors de l’œuvre des uns et des autres, il y a aussi ce qu’ils ont à raconter dans une interview. Ce que j’ai senti tout de suite quand on m’a proposé Guy Béart, c’est que ce mec est là depuis 1955 et qu’il a vu le show-biz évoluer, qu’il a dû faire des rencontres incroyables. Et c’est ce qui transparait dans l’interview. Il a une vision de la variété, de la chanson française au-delà. 1955-2014, le compte est bon : cela fait 70 ans, non 60 ans ! Tu as 60 ans de vision d’un mec qui fait ce boulot depuis tout ce temps. Ça c’est intéressant. Je ne dis pas que j’écoute Guy Béart en rentrant chez moi. D’ailleurs je n’ai pas de disques de Guy Béart ici. Mais le truc intéressant avec un mec comme Béart, c’est qu’il peut te raconter l’histoire qui m’intéresse, celle du show-bizness français depuis l’après-guerre en fait. Donc ça c’était bien.
Shebam : Oui et puis quand il avoue écouter les Beatles mais dit avoir une préférence pour les Stones. Personne ne penserait cela de Guy Béart !
Alister : C’est des questions Schnock, se dire que Guy Béart écoute The Wall de Pink Floyd…
Shebam : Oui c’est cela ! Je ne savais même pas qu’il avait eu une période un peu SF… Mon père a quelques disques de Guy Béart parce qu’il est très fan. Pour moi, j’en étais resté à un artiste pas chloroformé, mais…
Alister : Je dois te dire que sur le papier, c’est un peu une provocation de notre part. Je ne veux pas que l’on soit dans le modeux, dans la hype. C’était donc une façon d’avancer un pion – Guy Béart joue aux échecs – et qui allait un peu plus loin que les autres. Guy Béart ne fait pas cool, c’est vraiment la non coolitude totale, quoi ! Mais je sentais qu’il avait des trucs à dire. Et quand j’ai reçu l’interview, je me suis dit « quand même, c’est pas mal. »
Shebam : Surtout quand il ose dire qu’il rencontrait des nanas qu’il trouvait fabuleuses et qu’il rêvait de sauter, mots qu’on trouverait plus dans la bouche d’un Gainsbourg.
Alister : Il est très grivois ! Très paillard ! À chaque détour de phrase, il parle un peu de cul. Nan, nan, c’était bien et en même temps bizarre. Enfin ce n’est pas bizarre. Mais moi qui suis d’habitude plus attaché au travail des gens, à l’œuvre – c’est la première exigence –, là je me suis dis « il y a un autre truc. » Ce mec a tout vu. C’est aussi ça qui est important chez Schnock, c’est le témoignage de ces gens qui ont des vues panoramiques de la France depuis l’après-guerre.
Shebam : Je ne dis pas que c’est une question provocatrice car j’ai l’impression que c’est un débat qui n’est pas forcément dans l’air du temps mais qui secoue notre vieux pays : être Schnock c’est être un peu réac’ ? Néo-conservateur ? C’était vraiment mieux avant ?
Alister : Non pas du tout ! En tout cas pas pour moi.
Shebam : Est-ce une critique qui peut venir de gens qui pourraient prendre tout cela au pied de la lettre ? Même s’il y a du fond dans Schnock, que ce n’est pas qu’une blague ? Ce n’est pas une blague d’ailleurs.
Alister : Écoute, dès que j’ai l’occasion de le rappeler, je le fais : on n’est pas du tout dans une posture du genre "c’était mieux avant" et certainement pas moi. Donc, il y a une part d’ironie, de mise en abyme dans Schnock qui est en effet un peu, je ne vais pas dire littéraire, mais technique mais que je préfère garder un peu nébuleuse, si tu veux. Moi j’ai envie – parce qu’on revient à ce sentiment de nostalgie qui est très humain et très spontané et que j’aime beaucoup – de faire plaisir aux gens, de leur offrir ce qu’ils veulent et en même temps à chaque détour d’articles, de façon un peu subliminale, de faire attention à ce que jamais on n’en arrive à dire « De Gaulle président ». Ma vision de la vie, ce n’est pas "c’était mieux avant". Au contraire. C’est pour cela que c’est paradoxal, ironique et qu’on joue un peu là-dessus aussi. Mais c’est bien ! C’est une forme de constat moderne au travers d’une mise en abyme : c’est de dire « voyez ce qui s’est passé il y a trente ans ou ce qui était censé se passer. On relit ça et regardez ce que vous avez aujourd’hui. » Je te donne un exemple : dès que je vois dans article – parce que je corrige et j’édite les articles des uns et des autres – des références un peu trop lourdes à aujourd’hui… Par exemple, dans un article sur Guy Béart, si au détour d’une phrase, le journaliste fait un taquet à Hollande ou à Sarkozy, je n’aime pas ça et je vire. Je veux que cette revue soit suspendue dans un temps informe, ailleurs. Ce type de références rabaisse le débat. Et en même temps c’est aussi une façon de dire « regardez ce qui se passait il y a trente ans, regardons où on en est aujourd’hui avec vos télé-réalités, vos Ch’tis à Miami, vos tweets. » Tout cela est consternant.
Shebam : C’est marrant parce que cela m’amène directement à la question suivante. Ce qui est formidable quand on voit par exemple la compilation Schnock, c’est qu’on n’a plus vraiment honte d’écouter Sardou ou plus globalement de la variété française. Parce qu’il y a eu de nombreux trésors musicaux ! Lequel chérissez-vous le plus, connu ou pointu ? Il y a un peu deux questions dans la question (rires) !
Alister : Pour répondre à la première question, moi je pense que le pire là-dedans, rétrospectivement, c’est qu’il y a eu une époque en France où certaines personnes commanditées pour cela ne prenaient pas le temps d’écouter les disques de Sardou, de Sylvie Vartan ou de Sheila. C’était tout de suite poubelle. Et d’autres gens n’écoutaient pas les disques de Colette Magny, Mouloudji. C’était direct poubelle aussi. Il y avait une telle fracture politique gauche-droite dans les années 60-70 que c’était l’ignorance de part et d’autre. C’est ce que j’écris dans le livret du CD. Après je ne suis pas en train de dire que tout ce qu’a fait Sardou, c’est bien. Faut chercher, hein, pour trouver des bons morceaux. Et alors Sheila, j’te raconte pas ! Sheila, je me suis fait l’intégrale pour trouver un morceau d’elle. En même temps ce que tu te dis aussi c’est que les artistes – et je suis parallèlement aussi artiste – lisent également les médias même s’ils disent que personne ne lit rien. Mais tu lis ça. Si un Sardou avait été plus mis en valeur par la presse de l’époque, par une certaine presse qui aurait au moins salué deux ou trois chansons pas mal, lui-même ne serait pas rentré dans cette personnalité qui affirmait « de toute façon je vais vous provoquer et dès que je pourrais faire une chanson pour la peine de mort, je vais violer des femmes dans la nuit, je le ferai. » Parce que le mec est rentré là-dedans aussi à un moment. Et tout ça joue un peu. Et nous, on a de la chance : on arrive trente ans après la bataille. On est assez neutres. Moi je ne connais pas Sardou, du moins pas personnellement, je ne connais ni Sheila ni Colette Magny. Pour moi leur seul point commun, c’est qu’ils chantent en français, c’est ce qui m’intéresse. J’écoute ce qu’ils font, qu’ils soient de droite, de gauche, peu importe. Moi je suis là : trente ans après, j’écoute et j’essaye de me dire « ok, qu’est-ce qui est cool ou pas ? C’est tout ! Qu’est-ce qui est Schnock ou pas ? Qu’est-ce qui passe la rampe ? » Quand on a fait la compile, je l’ai vu arriver : l’empilement d’influences diverses, contradictoires, entre Sheila et Julien Clerc, Sanson et des trucs plus de hard. On est rentré dans une espèce de grand mashup, de grand bazar culturel qui était hyper intéressant. Une fois que j’ai vu qu’on était parti là-dedans, j’ai appuyé à fond. À chaque fois je me dis « il faut continuer là-dessus, c’est tellement drôle d’enchaîner Sheila à Lavilliers. » Et en même temps c’est extraordinaire ! Et l’autre question dans ta question, c’était ?
Shebam : La perle !
Alister : Euh… Il y a un truc dont je suis assez fier, enfin dans la mesure où je peux être fier de quoi que ce soit… On a retrouvé une chanteuse québécquoise qui s’appelle Nanette Workman – enfin canadienno-québecquoise anglophone qui a joué dans Starmania et qui était la choriste et la maîtresse de Johnny Hallyiday – et son album de funk rock en français produit en 76 qui est extraordinaire. Moi je l’ai découvert sur Youtube par un mec qui l’avait repiqué sur vinyle. Donc quand on s’est attelé à la compile, il y avait toute une industrie, tout un métier que Warner a fait : c’était de retrouver les masters de ce disque. Et il a fallu appeler un mec au Québec qui a un garage maintenant, apparemment. On a fait des trucs pour retrouver ce master, c’était incroyable. Et là je me suis dit « on fait vraiment notre boulot, il y a vraiment un truc qui est bien, quoi. » Si on veut ce morceau, il va falloir appeler à 13h45 au Québec, c’est-à-dire à 6h du matin, pour avoir ce mec qui n’imagine même pas avoir un enregistrement qui va intéresser une maison de disque française, encore moins Warner. Ça je suis content car il y a un côté Schnock de déterrer des trésors – c’est devenu un cliché – des trésors cachés. Et là on la fait techniquement, quoi ! Et c’était pas gagné ! Et ça je suis content ! C’est un peu un truc de cuisine mais j’en suis fier. Ça fait partie des rares morceaux français où tu peux être dans un style rythmique et chanté en français et qui sonne cool. Ce qui a toujours été en passant un grand problème de la langue française.
Shebam : Quand on lit un numéro de Schnock, on sent dans sa conception un esprit façon Les copains de Yves Robert, une complicité qui amène à relever des défis incroyables. Shebam voit juste ?
Alister : Écoute, on essaye de garder une espèce, non pas de bonne humeur car c’est une expression un peu pauvre, mais malgré tout un bon esprit. Il y a une façon par exemple de mener les interviews qui au lieu parfois de parler du travail, pourquoi ce plan, pourquoi cette note, pourquoi ce vers – tradition très française au passage, même si elle nous intéresse et que cela dépend des gens à qui on a affaire – cultive cet aspect de la vie, le jardin des gens. On voit en plus surgir à travers les numéros des sortes d’interactions, des intertextes. Le prochain numéro va être sur Desproges et on reparle de Bedos qui était en couve deux numéros avant. On reparle de Coluche qui lui était à l’honneur trois numéros avant. On reparle de Prévost qu’on avait traité il y a deux ans. Si tu veux, il y a aussi cette réalité : tous ces gens qu’on admire se sont fréquentés, croisés, se sont dits des choses ou même engueulés. Il y a toute une histoire qui se crée là-dedans qui fait, je pense en effet, que d’un numéro à l’autre on voit que Daniel Prévost a bossé avec Jean Yanne, avec Desproges qui lui n’a pas travaillé avec Jean Yanne. Mais cela fait toute une boucle qui fait qu’à la fin, tous ces gens ont l’air copains – même si c’est beaucoup plus compliqué – et qui crée une ambiance comme ça. Ces gens étaient proches et de le savoir, de l’apprendre, de le lire, c’est un truc qui a un peu disparu de nos radars sociaux. On est tellement dans l’individualisme ! Je ne dis pas qu’à l’époque c’était mieux mais nous, on aime bien rapporter ça ! Ah donc, Desproges allait chez Coluche ? Et comment ça s’est passé ? Mal mais Desproges voyait Coluche. Bedos a aidé Desproges à monter su scène. Jean Yanne a engagé Daniel Prévost pour faire de la radio. Toutes ces connexions révèlent in fine une certaine histoire de la culture française qu’on est en train de raconter, pleine de tunnels, d’intertextes. Après d’un point de vue strictement professionnel, Schnock fonctionne comme toute rédaction : il y a des tensions, des désaccords profonds sur beaucoup de choses. Il ne faut pas non plus fantasmer l’ambiance qu’il y a à Schnock. Il se passe ce qui se passe dans toutes les rédactions. Mais l’histoire que l’on raconte, elle, est sympa. Pour le prochain numéro sur Desproges, on a une grande interview d’un pote d’enfance de Desproges qui ne parle pas du tout de son travail, de son écriture. Il parle de lui au quotidien. Et je pense que c’est pas mal. Pour contrer, il y a une interview de Philippe Meyer, chroniqueur de France Culture, qui lui aussi était un pote de Desproges mais qui est plus cérébral, qui évoque son œuvre. Mais on a les deux ! J’aime bien avoir tout cet éventail de visions sur un artiste. Comment-il était à sept heures du matin quand il était bourré. Comment il était quand il s’engueulait pour le boulot, quand il était avec sa femme. J’aime bien ce côté France Dimanche mais j’adore savoir ce qu’il lisait, pourquoi il a dit ça, ses inspirations. J’aime les deux donc je veux un peu de tout.
Shebam : Détail étonnant, mais Schnock ne se lit pas comme un quotidien, à deux mains, mais se tient plutôt comme un bouquin. Je ne dis pas ça pour l’interview de Jean Bouquin. Était-ce voulu ?
Alister : Je ne peux pas te dire que c’était voulu, ce serait rationnaliser des choses qui, ex post, n’étaient pas là à l’origine. C’était les débuts des books mag. On s’est dit que c’était peut-être le meilleur moyen – on avait d’abord pensé à un magazine – de créer un objet un peu rare, un peu classe – je n’aime pas ce mot là – mais un objet qu’on est content d’avoir sur la table de son salon, comme ça (il jette le dernier exemplaire de Schnock, NDLR). Quelque chose de joli. On s’est dit que c’était le meilleur format et on est parti là-dessus très vite. Et on n’a pas pensé à s’échapper du magazine. En effet, c’est plutôt un bouquin, voilà. Mais surtout que la couve soit soignée, qu’il y ait une répétition, que tu puisses avoir ta collec’ de Schnock dans ta bibliothèque. Dès le début, c’était pour moi quelque chose d’hyper important.
Shebam : On va parler musique…
Alister : Vas-y, je t’en prie.
Shebam : Quel regard portez-vous sur les derniers nés de la scène française. Sans vous vieillir, vous êtes un peu leur ainé ?
Alister : (soupir et rires) Lesquels ?
Shebam : Marc Desse, Moodoïd… Cela reste confidentiel mais il y a des choses.
Alister : Bien sûr ! Je n’ai pas l’impression d’être leur ainé. Je trouve qu’il y a peut-être plus, par rapport à il y a 5 ou 6 ans lorsque j’ai commencé, ce courage de chanter en français. Et ça c’est pas mal. Pour moi ça a été un choix énorme. Parce que j’ai fait de la musique pendant des années en chantant en anglais. Et puis à un moment, je me suis dit « non, ça va pas. » Et quand j’ai été signé chez Barclay en 2007 avec mon projet en français, ça a été pour moi une résolution. Je suis peut-être tombé au mauvais moment : car en même temps que j’ai été signé, il y a eu beaucoup de projets français en anglais ! De ce que je vois, même La Femme, ou Fauve…
Shebam : Aline !
Alister : Aline évidemment – ce sont des potes – c’est bien. Surtout Aline qui a été au tout début un projet moitié en français, moitié en anglais ! Là je vois un courage de chanter en français et dieu sait que ce n’est pas facile. Je sais que tous ces gens sont comme moi : ils n’ont pas grandi avec ça mais on écoutait les anglo-saxons. C’est à nous d’inventer une forme verbale originale et rythmique. C’est un boulot, faut le faire ! Marc Desse, j’aime beaucoup, Aline j’aime beaucoup. Je ne sais pas quoi te dire d’autre (rires).
Shebam : Vous avez été auteur pour des programmes courts et demeurez singer-songwriter, journaliste, patron de presse, touche-à-tout en définitive. Quel besoin vous pousse à explorer toutes ces voies ? De quel côté pencherait définitivement Christophe Ernault ?
Alister : Ben là il y a un point commun, c’est quand même l’écriture ! Tant que j’aurais un stylo à la main ou qu’on m’en mettra un dans la main, j’aurai deux trois trucs à faire. Moi-même je me pose des questions. Je dois dire que ce parcours est un peu abscons parfois. Un stylo à la main, je sais à peu près quoi faire. Après, tout est particulier. En dehors du simple savoir-faire, même pas du talent, le savoir-faire – une facilité à faire quelque chose –, il y a aussi la façon dont on la fait. Je prends un exemple. Ce que j’ai vécu avec Schnock en terme d’édition : c’est-à-dire le temps entre le moment où tu imagines le projet et celui où tu le fais a été assez court. Parce que l’air de rien, l’édition française est encore dans un modèle court. À l’époque où on a démarché La Tango, ce n’était pas un gros mais un petit éditeur. Maintenant ils le sont devenus un peu plus grâce à nous. L’idée et sa réalisation, vu la modestie des moyens, se sont faites très rapidement. En six mois, entre la rencontre avec La Tango et le tout premier numéro, c’était bouclé, sorti. Après on a eu le succès qu’on a eu, tant mieux. Et ça j’aime bien. J’aime quand les idées, les projets se concrétisent vite. Je te prends un autre exemple, celui de la musique. J’ai mis quasiment trois ans à sortir mon deuxième album, Double détente. Je l’ai écrit en 2008, il est sorti en 2011. Ce n’est pas particulièrement contre Barclay ! En plus, je les avais choisis. Je ne me plains pas. Mais tu rentres dans une structure, Universal, qui est un truc énorme. Il faut l’imprimatur de vingt cinq personnes avant que ton projet avance. Et puis il est reporté de six mois parce qu’il y a le Lavilliers – qui est dans la même maison de disques que toi – qui va sortir en même temps. Et paf ! Tu devais sortir en mars, en fait tu vas sortir en septembre. Six mois ça a l’air de rien, mais putain, faut les vivre quoi ! En même temps je sais que mon savoir-faire est d’écrire. Mais par rapport au processus et à l’accomplissement créatifs, je dois dire que j’ai une patience assez limitée. Et alors la télé, n’en parlons pas. Et on le voit là. Parce que sur Schnock, on essaye de décliner : on a des passages en télé, en radio. Moi qui avais bossé pour la télé il y a très longtemps, j’y suis retourné. On a eu des rendez-vous, j’ai fait « ok : ça fait six mois qu’on attend une réponse, personne ne décroche. » Au moment où je te parle, la musique va certainement changer. Je ne peux pas croire le contraire. D’ailleurs j’ai mon troisième album sous le bras et il va falloir que je réfléchisse en terme industriel. Moi ce que j’ai vécu avec Schnock, cette rapidité, le fait qu’on continue tous les trimestres, parce qu’il y a des choses à dire, reste hyper stimulant. Mais le fait d’attendre trois ans pour sortir un album écrit donc trois ans avant, tu te rends compte ? C’est comme si tu disais ça aux Beatles en 64 quand ils font A Hard Day’s Night ! Tu les retrouves trois ans après, ils sortent Sgt Pepper’s. Entre temps, t’as pas Rubber Soul et Revolver. Tu te rends compte, à nos âges, on est dans des fracas créatifs. Tu es censé défendre des projets que tu as créés trois auparavant, trois ans après !!! Ça devient compliqué, quoi ! Il faut que cela aille plus vite. C’est pour cela que je suis en train de voir comment je vais pouvoir sortir ce disque. C’est trop lent dans les labels. Alors que l’édition par sa taille arrive à aller plus vite, même si cela concerne des volumes moindres. L’immédiateté ! Voilà, c’est tout ce que je voulais dire (rires).
Shebam : Qu’est-ce qu’on va faire de vous Alister ? Qu’avez-vous dans la tête ? Un prochain album ? Répondez, aucun mal ne vous sera fait.
Alister : Ouh là là, ouais ! Ben je suis en train de mixer mon troisième album, étape que j’achèverai semaine prochaine. Je ne peux pas trop te révéler de détails de business parce que c’est en train de se négocier. En fait, l’album est fait, quasi mixé. Je cherche le meilleur moyen de le sortir, avec les meilleurs partenaires. Sachant que ce que j’ai connu en arrivant dans le milieu en 2007-2008 – il y a sept ans donc – par rapport à ce que je vois aujourd’hui, c’est comme si j’avais commencé par faire du ping-pong et qu’il fallait se mettre au polo. C’est-à-dire que tu as l’impression de ne plus faire la même discipline, plus le même métier. Ce ne sont plus les mêmes gens, les mêmes tuyaux. Là il faut réfléchir deux secondes. Je n’ai bâclé aucune étape – enregistrement, mixage –, je ne vais certainement pas bâcler la sortie. Avant de me décider sur la sortie de ce disque, je veux précisément savoir comme cela va se passer. Sachant qu’avec Internet aujourd’hui, il y a des moyens très intéressants, évidemment, de faire connaître son œuvre entre guillemets, ses chansons, et de continuer. Parce que c’est un peu triste ce qui se passe dans le musique là. J’ai commencé la musique très tard, j’avais déjà 33 ans. Maintenant j’en ai 39. Pour moi, ça a été une carrière un peu tardive et inespérée donc je n’aurai pas de regret. Je sais faire autre chose, j’ai déjà fait autre chose. En même temps, j’aime bien le dialogue avec les labels. Je m’intéresse beaucoup à ce qui se passe chez eux, toute la redistribution de l’industrie discographique. Parce qu’il se passe des choses fondamentales, là. Qu’est-ce qu’on va faire de la musique ? Est-ce que cela va devenir de la musique de pub ? Vu que les ventes sont plombées, les artistes ne peuvent plus exister qu’en faisant du plugin, c’est-à-dire de la musique de pub, de film, de séries. Va-t-on repartir vers une logique où la scène est viable ? Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Va-t-on aller vers un autre support que le CD qui est mort ? Voilà plein de questions. Maintenant, quand tu es musicien, tu dois continuer à faire ta musique. Malgré ces interrogations, quand tu es devant ton piano ou avec ta guitare ou face à ta feuille de papier, tu dois écrire des chansons. Mais en attendant, il faut se poser ces questions techniques : comment tu vas faire connaître ton travail ? Et là, il y a plein de possibilités. Mais en même temps il y a moins d’argent. Donc pour en vivre, c’est dur. Il faut accepter, au moins pendant cette période qui est un peu entre deux – comme un cantal – cette réalité. Il ne faut pas arrêter d’écrire, de créer. Et en même temps, d’un point de vue strictement professionnel, tu as un peu de mal à en vivre. Sauf si évidemment t’es Rihanna ou Christophe Maé. Il y a aussi un grand décalage entre les propositions artistiques et les tuyaux qui les déversent. Et le goût des gens ! Il ne faut pas non plus être trop naïf. On est en démocratie, les gens, enfin le public a une oreille qui est en train de se déformer. Cela va être de plus en plus compliqué de proposer des choses riches, complexes, un peu tordues en tout cas à grande échelle. Qu’est-ce qui est viable entre Schnock – c’est-à-dire 10 000 exemplaires à 14,50€ partagés entre tous les collaborateurs – et un disque que tout le monde estime comme un succès ? Moi mon premier album, j’en ai vendu 20 000. Ça a été considéré comme un demi succès par ma maison de disques. Il y a eu une espèce de déception, quand même. Alors que l’album coûtait dix euros. Je pense que tu peux vivre de la musique sur des échelles plus petites que ce qu’imaginent les labels. Si tu n’as pas vendu 100 000 exemplaires, c’est un échec. Il faut se dire aussi en tant que musicien « je peux faire mon projet, ça intéressera 5, 6, 7, 10, 20 000 personnes et c’est déjà pas mal. » Sinon il faut faire de l’euro dance. Je ne sais pas, moi je suis là, j’ai des disques de Randy Newman, je suis au piano. Je sais très bien que tout cela ne va pas intéresser grand monde ou est susceptible de ne pas intéresser grand monde.
Shebam : Cela dit le premier album de Randy Newman, je ne pense pas qu’il en ait vendu beaucoup. Je crois qu’à partir de Sail Away, il a commencé à vendre…
Alister : Et encore…
Shebam : C’est plus à partir de l’époque Pixar que le succès est arrivé.
Alister : Voilà ! Et maintenant, il fait une pub pour Bricorama ?
Shebam : Ouais c’est ça (en fait, Leroy Merlin, NDLR).
Alister : Tant mieux pour lui.
Shebam : On parlait du mixage de votre Lp3. À quoi ressemble la vie en studio ? Est-elle fantasmée ?
Alister : Alors je dirais que la vie de studio d’enregistrement de disques est bien évidemment fantasmée et à juste titre. Il y a une part de magie dans le travail en studio, dans le son, dans la musique que t’as pas en presse. Il se passe des choses irrationnelles en studio. C’est aussi pour cela que je continue à faire de la musique et que je n’arrêterai jamais. C’est une matière qui continue encore à me surprendre, à me bouleverser. En tournant un bouton, en atténuant juste une note, il s’y passe des trucs incroyables. Que ce soit en enregistrement évidemment et au mixage. Toi tu as tes chansons, tu sais que tu es là pour les enregistrer. Dès que tu invites un guitariste, un bassiste, un batteur à jouer avec toi. En gros ils savent ce qu’ils doivent faire mais tu ne peux jamais prévoir qu’untel ou untel va rajouter la note, la variation qui fait que cela part dans les airs. Pareil pour le mixage. Là en plus, je suis avec un mixeur assez inventif, qui prend des initiatives qu’il faut gérer, contenir. Mais moi j’adore en même les voir chacun pendre des initiatives quitte parfois à revenir en arrière après. En presse, ce n’est pas pareil. L’écrit c’est différent. Pour moi il y a une espèce de fatalité de l’écriture qui fait qu’il y a très peu de surprises. Et du coup, c’est plus carré. Quelqu’un qui écrit bien, il écrit bien. Voilà. Quelqu’un qui écrit mal, il écrit mal. Tu le vois tout de suite. Il n’aura jamais d’éclair de génie. Alors qu’un musicien, tu ne sais pas, ça peut se passer en deux secondes. Il faut le garder, lui dire « attention ne bouge pas, c’est énorme », « attention, magie ! » Vraiment, c’est très très bizarre. Donc… Je ne sais plus qu’elle était la question mais...
Shebam : La vie en studio et les fantasmes…
Alister : Oui !
Shebam : Qui ne sont pas, quand je dis ça, des fantasmes liés aux orgies, à tous les excès que l’on peut imaginer…
Alister : Alors ça, non pas moi !
Shebam : J’évoquais plutôt ce côté « dans l’antre du créateur » !
Alister : Dieu sait que ne je suis pas sans doute un exemple à vivre, mais en studio, je suis d’une concentration totale. Et justement je ne veux certainement pas perdre le fil par déviance des sens. Le studio en même temps c’est attendre la magie et c’est une concentration totale. Totale. Totale. Une précision que je ne trouve quasiment dans aucun secteur de mon existence. C’est une obsession presque. Je ne sais pas, chacun ses raisons mais c’est peut-être aussi parce que j’éprouve moins de facilités musicalement que dans l’écriture, personnellement j’entends. Ma concentration doit donc être redoublée. Pour moi et pour les autres. Alors que l’écriture, bon… Moi j’ai un truc pour Schnock : ce n’est pas que je lis tous les articles en entier. Je lis les quarante premières lignes, je comprends si j’ai affaire à un truc bien ou un truc pourri. Ah la musique putain, il faut faire attention.
Shebam : Quel est votre degré d’implication dans la production ?
Alister : Ben il est un peu total, un peu chiant pour le mixeur (rires). Je suis derrière la personne avec qui je travaille pour le mixage mais ce n’est pas la première fois que cela arrive. En général, les artistes et notamment les français ne viennent pas en mixage. J’ai quelqu’un qui est devant sa console et qui fait son boulot. Il a l’artiste chiant qui reste derrière lui de dix heures à dix-neuf heures et qui lui dit « fais pas ça, fais attention. » Mais pour faire des parallèles, c’est comme le montage au ciné, même si ce n’est pas tout à fait pareil. Cela dépend de l’implication que tu as dans ton projet. Comme j’écris les paroles et la musique, le mixage est hyper important. Tu ne peux pas laisser passer cette étape. En l’occurrence, je ne connaissais pas cette personne. Un moment tu découvres quelqu’un. Là je suis rassuré, je ne suis pas obligé de rester de dix heures à dix-neuf heures. Il y a plein de trucs très chiants au moment du mixage. Il y a des tunnels techniques où le mec est en train de régler une compression, ça dure deux heures. Tu fais rien, tu es là. En effet, à ce moment précis, tu sens que tu fais chier. En plus, tu n’as rien à dire, rien à faire. Pour ma part, je suis face à quelqu’un en qui j’ai confiance, avec qui cela va très bien se passer. Je peux très bien arriver à seize heures et repartir à dix-huit heures juste pour checker qu’on n’a pas que de la révèrb’ sur cette petite chanson qui ne méritait pas autant. Mais pour moi, c’est un tout. Je serai là au mastering aussi. J’ai toujours fait ça sur mes trois albums. Cela me paraît normal. C’est l’inverse qui ne me semble pas normal. Je ne comprends pas pourquoi certains ne viennent même pas une heure par jour à leur mixage. C’est le moment déjà où on fait les équilibres entre les pistes, entre les instruments, ce qui est hyper important. C’est aussi le moment où, si nécessaire, on rajoute un effet, un chorus, une révèrb’, on règle les IQ des voix. Tu ne peux pas laisser ça comme ça. C’est fondamental. Mais ça, c’est encore quelque chose de très français. C’est-à-dire qu’il a y une espèce de séparation d’ordre professionnelle. On laisse les mixeurs mixer. On les laisse faire, on ne dit rien. On laisse les masterers masteringer. On laisse les photographes faire les pochettes. On ne dit rien. Là où je suis assez clair c’est que tout le monde le sait dès le début ! Ce n’est une surprise pour personne. Personne ne tombe des nues. Dès qu’on sollicite quelqu’un, les conditions sont mises sur la table : je serai là à dix-heures, derrière toi.
Shebam : Ce qui me semble assez logique, assez naturel.
Alister : Ouais mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Mais bon c’est la vie. Je pense que Johnny ne va pas à ses mixages, par exemple. Mais c’est gros, c’est énorme ce que je te dis.
Shebam : Était-il là au mixage de Hamlet Hallyday ? Qui est je pense l’album le plus improbable qui soit…
Alister : C’est démentiel !
Shebam : Bref ! Aucun mal ne vous sera fait sonnait rock, Double détente plus pop. Et ce troisième opus ?
Alister : Le truc en fait pour moi c’est que j’aime les plans en trois parties. D’un point de vue rhétorique. Pour moi, ce troisième album est la conclusion des deux premiers. Il n’y pas de changement stylistique fondamental. Ça ne va pas être Trans de Neil Young ou Nashville Skyline de Bob Dylan. Ça accompagne les deux précédents, ça les complète. Donc ce n’est évidemment pas pareil. Mais je dirais qu’il est plus concis peut-être. Stylistiquement, on reste dans du classique Alister. Ce n’est pas un album de zouk, quoi.
Shebam : Et en même temps pourquoi pas ?! Je ne sais plus qui m’avait confié ça ? « Pourquoi je ne sortirais pas un truc de rock prog gabonais. »
Alister : J’aime beaucoup les trilogies. Tu es artiste mais aussi un peu spectateur des autres. J’aime bien les suites de disques cohérentes. Comme j’ai envie d’offrir ce que j’aime. Pour moi dans les trois premiers albums de Police, et dieu sait que je m’en fous, je trouve qu’il y a une cohérence stylistique hyper intéressante. Comme les trois premiers albums de, je ne sais pas moi, de Dire Straits. Un peu comme dans les bouquins ou dans Schnock. Je ne dis pas que je vais faire ça douze fois !!! Mon but était de compléter le tableau, l’esthétique que j’ai créée depuis Aucun mal ne vous sera fait. En plus, personnellement – c’est un autre problème – je n’aime pas trop quand mes artistes préférés partent ailleurs. Neil Young, quand il fait Trans, ça me fait chier quoi. Enfin, je salue le courage, le geste mais je ne l’écoute pas en rentrant chez moi le soir. Je fais attention à ça. Même si parfois ce n’est pas l’envie qui te manque ! De dire « attends, fuck off ! Je fais un album de Rockabilly, les mecs. » Alister is rooockin, tu vois ! Parfois, tu as envie de ça. Bowie l’a très bien fait, ça. Il a très bien manigancé – j’emploie ce terme à dessein – ses changements de styles. Les Beatles aussi, même si c’était plus diffus. J’aime bien ça mais il faut que cela soit en effet subtil et très bien fait. Le problème de Neil Young lorsqu’il passe au Rockabilly ou à l’électro, c’est beaucoup moins bien que Harvest, After The Gold Rush…
Shebam : On the Beach…
Alister : Ou Tonight The Night. Tu as l’impression que c’est vraiment une posture, les chansons ne suivent pas alors que quand Bowie passe à Young Americans, qu’il fait de la Philly soul alors qu’il sort de sa période glam, le mec a les cartouches pour se permettre ça. Et quand il passe à Heroes, c’est pareil. Il peut passer à ce truc berlinois parce qu’il a les chansons. Et ça c’est fort ! Et moi ce que je voulais c’est une belle trilogie littéraire comme je les aime.
Shebam : Comme Todd Rundgren quand il sort Something/Anything ?, A Wizard A True Star…
Alister : Voilà ! Rundgren c’est pareil.
Shebam : A Wizard que beaucoup de gens détestent ?
Alister : Quoi ?
Shebam : A Wizard, A True Star.
Alister : Beaucoup de gens détestent ? Qui ??? Qui déteste ça (rires) ?
Shebam : Ceux qui ne connaissent pas (rires) ! Je trouve ça dément.
Alister : Tu peux pas ! Soit tu aimes Todd Rundgren et tu aimes A Wizard. D’ailleurs c’est souvent la porte d’entrée pour Todd Rundgren, A Wizard, A True Star avec Something/Anything. Moi je préfère A Wizard, A True Star à Something/Anything. Chacun son truc mais… Rundgren, c’est pareil : c’est un grand styliste qui peut faire plein de choses. Je suis fasciné par ça et je respecte ça. En même temps je sais très bien comment tu peux très vite rentrer dans des exercices de style un peu vains en fait. Et j’estime avec toute la modestie qui me caractérise que Rundgren s’est perdu quand même dans pas mal d’exercices de style vains.
Shebam : Quand il a monté Utopia, je pense que ce n’était pas sa meilleure idée. Mais bon… Il l’a fait.
Alister : Des esprits versatiles… Mais c’est vrai que je préfère me concentrer sur l’essence. L’air de rien, un album ça n’est jamais assez long en fait. Après le premier, j’étais frustré parce que je me disais « putain merde, il manque cet élément. » Après le deuxième album, je me suis dit la même chose et là je vais ressortir pareil. À chaque fois tu te dis « bon merde, c’est bien. » Tu es content mais il manque toujours ce petit détail que te fait voir les chansons différemment. Et puis moi je te dis, je suis quelqu’un de très symétrique. J’aime bien les plans en trois parties qui sont la quintessence de la rhétorique universitaire : A, B, C. Thèse, antithèse, synthèse.
Shebam : C’est ça ! Le sujet du bac.
Alister : Voilà ! Et après en effet, je me sentirai d’une certaine façon libéré de ce triptyque. Je pourrai là, à ce moment précis, peut-être passer à autre chose. Enfin, passer à autre chose, stylistiquement parlant. On verra.
À suivre
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