On s’était dit ça. Qu’on avait tout vu, tout entendu. Que l’on savait tout de ces foutues seventies, que les chefs-d’œuvre, les trésors nous les avions déjà, méthodiquement rangés dans nos bibliothèques en tranches classées par genres, années ou tout simplement par couleurs avec, de là où nous les observons, cette si subtile – et identifiable – fragrance de carton manufacturé. Les charmes du vinyle ! Et à chaque fois, la même erreur. Le piège tendu par toute une décennie marquée du sceau d’un mot. Un seul. PROLIFIQUE. Certes, à y bien réfléchir, il faudrait plus d’une vie entière – une éternité en réalité – pour écouter ce tout inimaginable que constitue le patrimoine pop anglo-saxon s’étalant indécemment sur presque vingt ans. De 62 à 79. On est en 77, donc. Les dernières heures du prog, le climax du punk, la période berlinoise de Bowie, les tubes FM ceinturant L.A., le début de la fin d’une époque. Échappé de l’enfer moite et scintillant de Roxy Music, Phil Manzanera s’offre une escapade solaire, une parenthèse en chanteur. Accompagné d’un nouveau band – l’énigmatique 801 –, le guitariste balance après un premier témoignage live un album studio au sens le plus noble du terme. Rien que le liste des musiciens rend fou quiconque connaît un tant soit peu la, voire les scènes émergentes en ces années fécondes. On y croise aux mille détours d’un regard le claviériste de Renaissance, le batteur de Fairport Convention, un sessions drummer qui finira – le pauvre – chez Toto, Brian Eno en personne, le bassiste de Matching Mole, son frère vocaliste et futur rock critic, des musiciens de l’école de Canterbury et le presque homonyme de Ray Davies à l’orgue hammond !!! Cet album inconnu – même préfixe qu’incroyable – aurait tout aussi pu s’appeler Birth of the Cool tant il ramène l’auditeur chanceux vers des rivages floridiens où les palmiers des sables prennent la forme de rutilants saxophones. En cela, la musique de Phil Manzanera se rapproche de celle, plus logiquement identitaire, de Steely Dan. Mais les musiciens –qui sont aussi songwriters – complètent cette approche jazz par l’efficacité de la sémantique pop. Cette forme de fusion – le mot prend ici toute sa dimension – exprime sa quintessence à travers des titres aussi significatifs que Listen Now, Flight 19, Postcard Love ou That Falling Feeling. Qualité d’écriture évidente sublimée par un enregistrement comme on le concevait durant les seventies. L’extrême musicalité des compositions trouvant ainsi un écrin parfait dans la production riche de Manzanera et le mixage chaleureux de Rhett Davies. Mais le disque atteint l’apothéose millésimée – il décollait déjà avec les quelques morceaux précédemment cités – lorsque survient, à la toute fin de la première face, Law & Order dont l’écoute relève du trauma total. Mince, on n’avait oublié à quel point un simple morceau pop pouvait intégrer autant de lignes harmoniques, d’accords et de chœurs, que la lisibilité d’un hit n’interdisait en rien la densité mélodique. Et de revenir illico à cette question profonde, cette béante et angoissante interrogation : comment cet album merveilleux a-t-il pu échapper à nos radars ? Peut-être parce que nous ne nous soucions guère de l’échappée en solitaire d’un simple soliste, aussi talentueux soit-il. Celle de Manzanera n’est pourtant pas indigne. On dénombre dans toute sa production des disques respectables, des collaborations prestigieuses. Il a fait un peu plus que le job, dirons-nous, ce que prouve indubitablement Listen Now. Phil Manzanera serait-il un euphémisme à lui tout seul ? Peut-être aussi et surtout parce que les années 60-70 furent au sens pop du terme une véritable corne d’abondance déversant sur les mains tendues en offrande ses fruits, ses douceurs en un flot continu. Infini. En ces temps d’insouciance créative, l’argent n’avait pas irrémédiablement perverti les mœurs créatives. Les patrons de major étaient encore des hommes de goût, on respectait le matériau, sa mouvante perfection. Son infatigable potentiel. On signait facilement sans jamais s’immiscer dans l’intimité d’un studio, d’une loge. La confiance régnait et l’argent rentrait. Ce qui explique la profusion des œuvres, même mineures. Avec la réédition CD, celle-ci est aujourd’hui décuplée. Les albums sont maintenant complétés par des bonus, des alternate certes plus ou moins dispensables. Ce qui rend la tâche – l’écoute patiente & attentive de ce corpus – littéralement démentielle. Cette promesse est à la fois une source de joie et un vecteur profond d’angoisse. Arriverons-nous au soir de notre vie avec la satisfaction du devoir musical accompli ? Partirons-nous avec la peur suintante d’être passé à côté, pas tant du chef-d’œuvre inconnu, mais du disque excellent, celui où précisément les hommes et les femmes par leur science de la composition et de l’interprétation excellent ? Dans un tel contexte, Listen Now n’a jamais aussi bien porté son nom.
Phil Manzanera / 801, Listen Now (Polydor)
https://www.youtube.com/watch?v=6YELwzmG2NA
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