Alors que la Grèce s’enfonce dans la mélasse économique et le chaos social, que les Temples de la Démocratie menacent de s’effondrer, il est bon de rappeler que le pays de Platon ne fut pas seulement dans ses lointaines années un panthéon pour philosophes pédophiles. Avant d’être envahie par des cohortes de touristes bedonnants en Birkenstock, la Grèce fut terre de psychédélisme. Trois de ses enfants, répondant au doux nom d’Aphrodite’s Child, réussirent le tour de force d’accéder au rang de stars incontestées de la pop culture et ce à une époque – les sixties seventies – où les talents étaient comme les armées de Jules César, légion. L’affaire commença en 1968 – apogée du summer of Love qui vit fleurir plus d’un chef-d’œuvre – et en France alors que les étudiants bourgeois oisifs cherchaient dans la torpeur naissante du joli mois de mai quelque motif de distraction. À ce moment donc, nos enfants d’Aphrodite souhaitent enregistrer leur single Rain & Tears à Londres, The Place to be en matière de nouveau rock. Bloqués par la grève des douaniers français, ils finiront par graver à Paris ce futur hit adapté du canon de Pachelbel. Chef-d’œuvre du kitsch et en même temps ultra pop, Rain & Tears s’impose dans les charts et sur les ondes. Premier jalon pour nos bergers velus au monde. Au-delà des apparences pileuses, il faut bien admettre que ces musiciens n’ont rien à envier à leurs homologues britanniques : Demis Roussos possède un timbre viril, Vangelis est en son pays le pope des claviers. Quant à Lucas Sideras et Silver Koulouris, ils sont bien plus que des faire-valoir même s’ils n’ont pas connu pareille carrière. Dans la foulée du premier single, le groupe enregistre un premier essai sobrement intitulé End Of The World qui, s’il possède des scories, s’affirme comme un disque assez prenant, pop et en même temps traversé de fulgurances stylistiques et soniques : la production tendue de Don’t Cry to Catch A River, le psychédélisme européiste de The Sheperd and The Moon et les climats démentiels de Day Of The Fool. Demis s’y montre sous un jour nouveau, tel un James Brown tellurique et orgiaque (You Always Stand On My Way). L’année suivante, It’s Five O’Clock poursuit la même veine romantico-acide-pop. Mais pour le groupe, il est temps de passer aux choses sérieuses. La période s’y prête car si Altamont sonne le glas des années hippies, l’Europe toute entière se trouve submergée par la vague du rock progressif qui compte – parmi les avatars et autres anomalies – ses véritables héros. En un seul album – pourtant double – Aphrodite’s Child va rallier ce petit bataillon de noms prestigieux. Revenons à la « genèse » de 666. Fin 1970, le quatuor grec se retrouve en studio avec un projet grandiloquent – et pourtant totalement dans l’air du temps – soit une adaptation musicale de l’Apocalypse selon Saint Jean. Pendant trois longs mois, les musiciens réunissent leur matériau et enregistrent les vingt-quatre titres. Vangelis officie à la production. Truffé de morceaux épiques, d’intermèdes poétiques et d’instrumentaux lorgnant parfois vers la musique ethnique, 666 s’annonce comme un disque ultime, sans concession, un chef-d’œuvre en devenir. Costa Ferris écrit tous les textes qui mêlent références contemporaines et mythologie dans un maelström d’images incroyablement évocatrices. L’instrumentation, variée, ajoute aux classiques guitares, orgue, basse, batterie toute une armada de cuivres – saxophones, flûtes traversière et traditionnelle, trombone –, synthétiseurs et autres percussions pour un résultat dantesque. L’œuvre, dense, – parfois trop ? – réserve ses classiques. Ils ont pour nom Babylon, The Four Horsemen, Aegian Sea sur le disque numéro un, Altamont – sonnant comme du Magma période MDK –, Infinity qui vaut pour l’interprétation supra érotique de l’actrice de légende Irène Papas et le final très pop de Break sur le deuxième Lp. Juste à la fin, on trouve la pièce de résistance All The Seats Were Occupied qui porte si bien son nom tant le voyage auquel nous sommes invités promet de dépasser toutes les frontières, et pas seulement celles de la Musique. Loin de cette variété internationale à laquelle on les avait trop vite assimilés, nos musiciens naviguent dans les clameurs limpides des sons. Sorte de mantra obsédant, construit par paliers où chaque thème, chaque solo n’est autre que l’élément indispensable d’une montée en puissance incontrôlable, inéluctable. Ce morceau par son amoncèlement de pistes – déluge électrique, psalmodies, strates électroniques, breaks, reprise de thèmes et autres transitions folles – fut sans aucun doute un « enfer » de production, d’assemblage et de mixage. À l’arrivée, c’est un totem rock qui nous fait face, sublime, raide, implacable, inexpugnable. Après écoutes répétées – multipliées jusqu’à l’obsession – de cet album, on arrive vite au constat. L’idée géniale de 666, c’est précisément d’éviter la référence chrétienne et de construire dès lors une ode au paganisme sauvage, trait d’union entre l’exigence rock du moment et les racines profondes et identitaires du groupe. Une gageure ? Non. Un fait.
The Aphrodite’s Child, 666 (Vertigo)
http://www.youtube.com/watch?v=FATe8MpEpO4
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