Et si nous tenions notre Sufjan Stevens à nous ? Une figure musicale contemporaine qui aurait fait de ce dernier mot l’alpha et l’oméga de son écriture musicale. Prétention mise à part. Ce Sufjan-là s’appelle en réalité Perrine Faillet aka PEAU. Nom de scène à la fois lapidaire et incarné. Archipel, son deuxième opus, a discrètement atterri dans les bacs cet été, objet physique volant – planant même – encore mal identifié tant la richesse de l’ouvrage ne lasse pas de se révéler. Et de surprendre qui aura la curiosité de s’y arrêter. Archipel. Un ensemble d’îles à l’extrême proximité. Autant d’étendues presque reliées entre elles et qui résument bien l’esprit – il y a en dans la musique de PEAU – de ce disque étonnant à plus d’un titre. Dix en vérité. Première île qui est une terre en soi, cette langue maternelle dans laquelle chante PEAU. Choix artistique qui lui permet de s’inscrire dès lors dans cette mouvance relativement protéiforme de la nouvelle scène pop française. Deuxième île, la musique en elle même. Autonome, ses latitudes emmènent l’auditeur loin des conventions du genre. En foulant du pied les sons analogiques, électroniques, PEAU se rapproche de ses pairs : cette filiation prestigieuse qui va de Robert Wyatt à Radiohead – période Kid A - en passant par les Cluster, Kraftwerk, Harmonia et autres savants musiciens de la scène allemande des années 70. Dernier héros de cette très large famille, Sufjan Stevens qui avait troublé avec The Age Of Adz. Les autres îles sont à n’en point douter ses chansons, territoires mobiles, instables et pourtant étonnement cohérents. Les textes apportent ce qu’il faut de mystère, d’évasion, sortes de mantras aux images obsédantes non dénués d’intérêt, encore moins hermétiques. Qu’ils soient chantés, racontés, traduits parfois en anglais, ils s’assemblent parfaitement à ce gigantesque puzzle insulaire. La voix de PEAU, sans artifice aucun, dépourvue de tout effet comme on en voit trop dans les télé-crochets, se veut « l’instrument » idéal pour enluminer cette poésie moderne. Jamais elle ne s’efface derrière l’impressionnant déploiement de machineries bizarres réalisant l’exploit de posséder ce son métallique et organique ; comme une pulsation. PEAU se joue des codes qu’elle a instillés en intégrant à ses compositions quasi minérales des touches vivantes. La guitare sur Uyuni. Le morceau éponyme vient clore cet album audacieux, vaste épopée électronique sur fond de chœurs taillés en diamants. Une fois que la dernière seconde s’est écoulée, avant même de revenir au début par le seul sortilège connu d’une simple touche replay, on rêve d’interroger la créatrice, déesse aux doigts de fée électricité.
Shebam : Classicisme pop, déflagration électronique, paroles françaises, lyrics en anglais. Au fond, es-tu en train d’incarner dans le meilleur sens du terme ce mot, cette idée que le monde médiatique entier semble espérer, le compromis ?
PEAU : Le mot compromis ne me parle pas trop même si je vois ce que vous voulez dire. Quand j'ai une idée, j'essaye simplement de la pousser jusqu'au bout, de lui trouver une forme aboutie, cohérente. Du coup, les directions prises varient d'un titre à l'autre. Il y a des formes plutôt simples et épurées, d'autres plus complexes, plus expérimentales. Ce n'est pas un "concept", c'est juste que je me laisse de la liberté.
Shebam : 2013 semble être l’année de ce que j’appellerais la variété alternative, mélange audacieux et séduisant entre la pop académique et la grande Chanson Française ? Où est PEAU au milieu de tout ça ? Ici ou ailleurs ?
PEAU : Je trouve que les catégories musicales n'ont pas trop de sens dès lors qu'on essaye de faire quelque chose de singulier. Je cherche à composer un univers artistique que me soit propre. Je ne cherche ni à être ici ou ailleurs, je cherche à être chez moi.
Shebam : PEAU. Est-ce pour le côté tactile, chair de poule ?
PEAU : Peau est un mot qui m'a plu pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'il résonne avec la question de l'identité. La peau est l'enveloppe d'un individu, l'interface entre son monde intérieur et le monde extérieur. C'est une surface sensible qui nous protège et qui est fragile en même temps. Elle évoque l'idée de l'intimité, de la sensualité. Ce mot peut aussi "déranger", être cru, organique. Cette ambivalence me plaît.
Shebam : Malgré les options musicales très robotiques, ta musique se veut charnelle, incarnée. Est-ce pour toi une nouvelle mue, si j’ose dire ?
PEAU : Je ne dirais pas que mes options musicales soient robotiques. C'est vrai que j'ai beaucoup composé via mon ordinateur mais en cherchant plutôt des choses assez organiques, en faisant des mélanges. J'ai beaucoup écouté de musique électronique ces dernières années et j'ai eu envie de manipuler ce genre de sonorités.
Shebam : Y a-t-il aussi une part de féminité, la tienne ? En as-tu assez, si tel est vraiment le cas, que l’on évoque ta musique au prisme de ton identité physique ?
PEAU : Bien sûr, il y a une part de féminité, ça fait partie de ce que je suis. Heureusement, l'identité ne se réduit pas à ça. Ce serait un peu stupide de ne voir les choses qu'à travers ce prisme.
Shebam : Certains des morceaux de ton album dépassent le cadre conventionnel de la Chanson, je veux parler de Avalanche. As-tu l’obsession de la pop song parfaite, couplet-refrain-pont, ou préfères-tu l’expérimentation pure ?
PEAU : Je ne cherche ni à entrer dans un format "chanson" ni à être dans de l'expérimentation pure. Le titre Avalanche a été composé avec Daniel Bartoletti qui a travaillé avec moi sur l’ensemble du disque. Nous avons eu envie d'assumer ce morceau dans l'album, même s'il est un peu "hors format". En tant que spectatrice j'aime la surprise donc j'ai tendance à aller chercher plutôt du côté des formes nouvelles et non-conventionnelles.
Shebam : Quelle est ta part d’implication dans le processus de réalisation ? Donnes-tu carte blanche à ton producteur ou aimes-tu jouer les Todd Rundgren ?
PEAU : J'ai donc travaillé étroitement avec Daniel Bartoletti pour la réalisation de cet album. J'avais déjà collaboré avec lui sur le premier disque. Je trouve que la combinaison de nos deux univers fonctionne bien. Il apporte beaucoup d'idées musicales et sonores et j'ai confiance en son jugement. Cette collaboration me permet d'emmener les morceaux plus loin, de tenter des choses plus "gonflées". Nous avons aussi pu profiter de l'expertise de Jean-Michel Reusser, mon éditeur, pour nous aiguiller tout au long du processus de réalisation.
Shebam : Comment considères-tu la langue française : comme un matériau sonore au même titre qu’un instrument ou comme le véhicule classique d’une histoire ?
PEAU : J'ai eu envie d'écrire plus en français, ce qui est une évolution par rapport au premier disque. Je ne me reconnaissais plus dans la langue anglaise que je maîtrise mal. Je ne fais pas de choix thématique à priori. Je cherche plutôt une fluidité des mots, qu'ils créent des images en se juxtaposant, qu'ils laissent des impressions. Ensuite le récit se dessine mais je ne le laisse que partiellement apparaître. Je préfère laisser du champ libre que de trop en dire.
Shebam : Pourquoi Archipel ? Est-ce l’Archipel que peuplent les sirènes comme chantait Gainsbourg ?
PEAU : Avec ce titre, j'ai voulu évoquer l'idée de territoire. Un territoire imaginaire qui serait le mien. Pas en tant que propriétaire mais en tant qu'habitante. J'ai beaucoup marché autour de chez moi pendant la création du disque en écoutant les titres en cours de création. Ces moments ont été importants. Ils m'ont souvent permis de faire des choix, d'opter pour des directions à prendre. Être dehors, évoluer dans cet environnement, ça m'a "aiguillé" en quelque sorte.
Shebam : Bonne transition avec LA question rituelle. Quelle île déserte emporterais-tu dans un disque ?
PEAU : Elliðaey.
Voilà un nom qui résonne si étrangement à nos oreilles. Ultime soupir, dernière formule magique – quasi elfique – à l’image de cette musique. PEAU est un capitaine. L’unique pilote d’un vaisseau fendant les mers, les airs, les galaxies. On a envie de tout abandonner, de la suivre, de lui faire confiance. Avec elle on rêve de science-fiction, de grandes découvertes. Pour paraphraser un personnage du romain de Robert A. Heinlein, « Étoiles, garde-à-vous ! », les humains ont créé l’art, les mathématiques, les voyages intergalactiques. PEAU semble appartenir à cette catégorie ; les quelques visionnaires qui ne se contentent pas de relectures mais qui savent pousser la musique jusque dans ses retranchements. Des artistes ayant le goût du risque. Jamais aussi à l’aise que lorsqu’ils sont sur le fil. Finalement, ce que l’on tendrait à appeler aujourd’hui des « réformateurs ». Les vrais.
PEAU, Archipel (Le chant du monde)
http://www.deezer.com/album/6748501
Commentaires
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13.12.2013
félicitations pour ton blog, je prends toujours beaucoup de plaisir à te lire