Depuis mon installation à Paris il y a de cela dix ans, j’éprouve une profonde indifférence pour la banlieue, pire la province. Pas de snobisme dans cette affirmation dont j’assume ici la portée et les conséquences. La province, c’est l’acceptation d’une existence morne entre barbecues (argument honteux) et ballades en forêt (là, on frise la malhonnêteté intellectuelle). Des plaisirs simples que beaucoup essayent de promouvoir benoîtement. En vain. Ainsi, alors que dans un élan de bonté je rendais visite à un ami de province, ce dernier lors de la traditionnelle promenade dominicale était tombé en admiration devant un vulgaire champ. Je voyais à ses yeux l’émoi qu’il s’évertuait à me faire partager. Nada ! Ce fut pour lui un cuisant échec. Il me faut vous l’avouer, le triste spectacle de la nature me laisse globalement de marbre. Malgré mon penchant avéré pour la culture hippie. Nul besoin d’ailleurs de se transformer en altermondialiste faisandé pour apprécier la chose. Rassurez-vous, je hais tout autant ces pavillons qui fleurissent le long des nationales. Pourtant, je pense être résolument de bonne foi, ayant moi même testé pendant ma trop longue jeunesse l’oubli, la solitude et la perdition caractérisant ce no man’s land provincial (et proverbial). La banlieue demeure un concept plus condamnable encore, parce que située si près de la capitale qu’elle pense en être une excroissance, un ultime Arrondissement. Ô perfide illusion. Pourtant, ce lointain voisinage semble aujourd’hui faire l’objet d’une attention toute particulière. La mienne ! Vous me demanderez pourquoi. En anglais, banlieue se dit suburb qui nanti d’un « s » de pluralité se trouve être le nom du dernier album d’Arcade Fire. Malgré son agaçante caricature, je le concède, mon propos se tient. Explications. Le rock des fifties fut frivole, chantant les virées du vendredi soir avec les petites copines, au volant de Pontiac rose bonbon. Dans les années soixante, la pop naissante si fit l’écho des grands questionnements de la société, guerre du Vietnam, lutte en faveurs des droits, libération sexuelle… Et se laissa ainsi gagner par la mélancolie. Dans sa chambre habillée des posters de ses idoles, alors que le phonographe répand une musique de plus en plus lucide et engagée, l’Amérique adolescente rêve, se désespère aussi. Un état qui n’a pas faibli depuis. Dans la France, l’Amérique ou le Canada d’aujourd’hui, la banlieue est devenue le siège sacralisé de ces langueurs « monotones ». C’est à Gustave Flaubert que l’on en doit le portrait le plus saisissant. Sous les traits de madame Bovary, riche épouse de médecin de campagne, l’ennui profond prend forme, dispensant ses poisons implacables. Cette humeur en demi-teinte imprègne l’histoire et la musique d’Arcade Fire. Sous le vernis du rock, de la fureur, de la ferveur, se cache un mal dont les stigmates musicaux atteignent dans The Suburbs un paroxysme esthétique à nul autre pareil. Prenez Month Of May, l’entame nerveuse à la diction alerte finit par se noyer dans des synthés new wave. Idem pour Sprawl II dont l’apparente influence disco ne suffit pas à masquer une certaine tristesse que la voix de Régine Chassagne incarne avec justesse. Au fond, il n’y a pas de musique consensuelle. Celle-ci est toujours le produit de la vie, avec ses fulgurances solaires mais aussi ses pesantes dramaturgies. Même enjouées, les chansons bifurquent vers des climats toujours ombrageux. Jusqu’à la pochette dont l’iconographie emprunte largement, peut-être sans le savoir, à celle d’On The Beach de Neil Young. Même cadrage, mêmes codes abimés, le bungalow remplaçant ici la plage et la voiture enterrée. Cette apathie n’a cependant pas empêché le groupe d’évoluer et c’est dans ses choix de production que l’on en prend toute la mesure. Adieu les guitares revêches et brouillonnes, passé à la trappe le rock maritime, Win Butler et ses compagnons de route optent pour la pop et ses radieux clichés. Comme dans le morceau titre où le piano donne à l’écriture une toute autre dimension. Moins épique que mélodique. Pour dire vrai, les claviers semblent avoir pris le pouvoir. Acoustiques et synthétiques, ils nimbent le disque d’une aura encore inconnue, même les guitares se sont assagies. Sauf sur Empty Room qui se révèle être le morceau le plus arcadien de l’album. Sur Modern Man ou Suburban War, les arpèges se font soyeux, élégants, alors que sur City With No Children, c’est la basse, ronde et chaude, qui paraît les amadouer. Notons même avec étonnement que sur Half Light et Sprawl (les deuxièmes parties uniquement), Arcade Fire lorgne du côté de Joy Division usant des nappes pour transcender les limites de sa propre écriture. Comme beaucoup de formations new wave, le groupe s’avère profondément romantique et le prouve également sur l’étonnant Rococo où un clavecin fait pour la première fois son apparition. We Used To Wait est de loin le morceau le plus impressionnant, pop dès l’intro, torpillé d’orgue acide sur la fin. Au milieu, c’est tout un paysage complexe qui se déploie et il faut se concentrer sur la voix de Win pour se dire « nous sommes bien sur un album d’Arcade Fire ». Ultime clin d’œil, The Suburbs (continued) clôt le disque en forme de résurgence orchestrale façon Night In With Satin des Moody Blues. Seule fausse note peut-être, la tracklist un peu trop longue qui reste le péché originel des groupes des années zéro. Ces derniers dans un orgueil au combien grisant s’interdisent de penser en format vinyle. Ainsi, on aurait pu se passer de Half Light & Sprawl I, The Suburbs (continued) qui n’ajoutent rien à ce florilège de superbes chansons littéralement « habitées » par leurs créateurs. En revanche, impossible de se priver de Deep Blue et Ready To Start s’exprimant chacun à leur manière avec une rare intensité musicale. Un album accompli qui donne envie de se plonger sans plus attendre dans les annonces immobilières de province… Nan, j’déconne.
Arcade Fire, The Suburbs (Merge)
Commentaires
Il n'y pas de commentaires