Souvenez-vous du pèlerinage mortifère de Johnny Depp dans Dead Man, aller simple des plus initiatiques vers une mort certaine, scandé par les arpèges abrasifs de Neil Young. Ce noir et blanc iridescent, cette lenteur minimale qui avait le bon goût de portraitiser l’agonie intérieure d’un jeune homme dont le destin empruntait, tel un alluvion, un autre cours. Accompagné d’un indien lettré vers son inéluctable trépas, le voyage vous prenait aux tripes, laissant une place suffisante à l’image magnifique de Jim Jarmush et à la musique lancinante pour explorer tout le spectre des émotions humaines avec une économie de dialogues, comme au temps des films muets. Un métrage qui aura marqué son petit lot de cinéphiles irréductibles capables d’aller passer un après-midi ensoleillé, loin des pelouses occupées par la France laborieuse, dans les profondeurs épaisses et sombres d’une salle de ciné (indépendant). Cette impression chamanique, il se trouve que je l’ai vécue à nouveau et sans avoir à payer mon ticket dans je ne sais quel multiplexe climatisé. Non. Il a suffi d’un album pour retrouver le goût de l’aventure violente, odoriférante, où la poudre à canon fait l’effet de ces fleurs aussi capiteuses que maléfiques. Le disque en question n’est pas une première ébauche. Il s’agit en fait du cinquième opus d’une jeune anglaise de Nottingham. Scout Niblett est son nom, The Calcination Of Scout Niblett celui de sa livraison. La pochette demeure un enchantement. Quelque chose qui tient du chef-d’œuvre en soi. Imaginez Scout (rien à voir avec un castor junior bien heureusement) photographiée dans un noir et blanc blême dans les bas-fonds d’un appentis, un chalumeau à la main le tout dans un fouillis d’outils divers qui pourraient autant servir au bricolage qu’à la torture façon Dexter Morgan. La jeune sauvageonne vous toise avec un sourire démoniaque et semble vous dire « aie confiance, viens faire un tour de par chez moi » ce à quoi on a envie de répondre par un « Oh putain, je vais y passer ». Mais pas question de prendre nos jambes à nos cous. Non. Nous ne sommes pas fait de ce bois là. L’aciérie de Scout prend alors la forme d’un boudoir exquis où les ferronneries subtiles s’enchevêtreraient aux motifs de guitare dans un magma de notes ciselées. La petite souillonne psychotique semble en avoir sous le pied qui appuie dans les effets, toute fuzz dehors. Car les onze morceaux qui composent cette mise à mort artistique, ce bûcher expiâtique, vous happent et vous lèchent comme un feu de joie. Le choix de la formule musicale y est pour beaucoup : une guitare omniprésente oscillant entre arpèges délicats et aboiements électriques ainsi qu’une batterie apportant sa science du rythme et de la lourdeur représentent les deux axiomes du disque. L’alchimie pure et parfaite que Steve Albini, respectable producteur au son cru, semble avoir inspirée. Présence invisible physiquement parlant mais au combien palpable techniquement : une contribution qui donne aussi aux chansons leur lot de références implicites, Kurt Kobain en tête. Sonic Youth n’est pas très loin non plus, mais la musique de Scout se veut moins mathématique. L’aspect fondamental de The Calcination Of Scout Niblett ne tient pas là. Plutôt dans cette démarche sacrificielle qui l’écartera hélas des ondes galvaudées par l’argent roi et les plateaux télé distribuant trop généreusement des Victoires qui pour la musique n’en sont pas. Scout a surgi de sa propre nuit avec un album violent, intimiste, aussi mystique qu’une incantation indienne au premier solstice d’été. On pourrait percevoir dans la chanson titre le fantôme de Robert Johnson, mais le blues de Scout est plus rusé. Punk en diable, à la fois délicat et bancal, dissonant et fluide. Presque psyché dans son étonnante aptitude à laisser couler le temps (Meet & Greet). Parfois, il se fâche et se déchaîne, parfois il s’apaise. Dans cette confusion des sens, des humeurs, la beauté accouche douloureusement. A chaque fois, la musique reprend inexorablement son cours, refusant par fierté sans doute de dévier de sa ligne : cette épure qui donne aussi à la voix la liberté de s’installer, de raconter ses histoires bizarres, si profondément humaines. Scout Niblett est une elfe autant qu’un barde, une sorte de rhapsode qui aurait malgré le poids des héritages inventé son propre langage fait de mots et de flammèches de guitare. Ses titres sont des haïkus abrasifs, des vignettes hantées. Autre détail et qui a plus que jamais son importance. Ce petit bout de femme n’a pas retenu dans sa manière de chanter l’option si détestable du « Muummmmm, babbbyyyyyy, ouuuhhhhhhhhhh » à l’improbable groove télévisuel. Sa voix monte, se perche à un arbre décharnée puis retombe pour se briser aussitôt dans un chaos d’impressions contrariées, comme si Scout avait décidé de malmener autant son corps que son instrument. Voix et guitare suivent une voie similaire, se marient et divorcent dans la même putain de seconde. Difficile de prévoir ce qu’il adviendra d’eux. Nul ne peut savoir. Il faut dérouler le disque de bout en bout pour vivre cette immolation bricolo-spirituelle. The Calcination Of Scout Niblett est le Masque de la Mort Rouge de Roger Corman qui est le lui même le Sister Ray du Velvet qui pourrait prendre les traits moribonds du Moine de Lewis. Pour autant, jamais les chants de Scout ne sombrent, si vous me pardonnez la formule, dans la désespérance facile. Au milieu de la pénombre poisseuse on distingue une lueur ; elle danse, vive et chatoyante. Cette source obsédante et chaleureuse n’est autre que le buisson ardent de la bible. Scout Niblett se brûle, se calcine mais ne se consume jamais. Place maintenant à l’éternité.
Scout Niblett, The Calcination Of Scout Niblett (Drag City)
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