Le petit matin s’engouffre à travers les veines fendues des volets en bois, pas besoin de réveil, d’horloge, seul comptent les pigments du jour, rouge et or. Nous décidons de demander asile à ces havres naturels, au cœur même des jardins qui permirent à Grenade de s’époumoner pendant des siècles. La chaleur est lourde à Grenade, aussi les andalous aiment se rafraîchir à l’ombre des sources dessinant leurs motifs à travers la dentelle des feuillages. La lecture pourrait être considérée à juste titre comme une distraction nationale à laquelle on goûte longuement, comme un vin à la fois velouté et capiteux. Je sortis de mon sac le livre qui avait reçu mes grâces et qui accompagnerait cette semaine de repos et de respiration intellectuelle, une œuvre de futilité, accessible, simple : un bouquin sur le
rock allemand des années 60-70. Ouvrage ô combien détaillé et qui devait m’emmener sur des voies peu balisées, ou mal, le long des tranchées saupoudrées de choucroute et de saturation, au cœur du sanctuaire
Krautrock. Ce livre était une mine d’informations précieuses, le lecteur assidu pouvait y trouver, à force d’efforts redoublés, tout ce que le commun des mortels rêverait de savoir sur des formations comme
Gila, Brainticket, Faust, Harmonia, Ash Ra Temple, Amon Duül II, Can, Tangerine Dream…, enfin toute une communauté de défricheurs cramés par les affres de la création et au passage par tout un bataillon de drogues distribuées à discrét… Non sur simple demande. Assis sur un banc, la tête de ma femme doucement posée sur mes cuisses, je feuilletais le mirifique recueil, percevant à peine le bruissement régulier de la vieille ville, pulsation rythmique et lointaine. Ces nappes solaires qui enveloppaient l’espace se transformaient en bandes sonores pour lecture en continu, j’étais happé, mixé dans un maelström de notes et de mots, et à mesure que j’en apprenais un peu plus sur
Hans Joaquim Roedelius, Holger Czukay ou Chris Karrer, leur art prenait le pas sur mes visions de la veille, Grenade n’était plus l’Eden des maures mais le temple de l’expérimentation munichoise, la patrie de la
Kosmische Musik. Parmi tous ces noms, illustres ou illustres oubliés, Can émergeait comme une formation purement rock, séminale, aux thèmes diffractés, tordus de contorsions de cordes électriques avec ses pulsassions martelées, ses nappes de clavier inquiétantes. Et laissez-moi vous dire à quel point je ressens une puissante fascination pour
Can et pour la pierre angulaire de leur abondante discographie,
Tago Mago, comme une formule magique vaudou, image prégnante que la pochette énigmatique contribue à renforcer. J’avais fait acquisition de cet album il y a quelques temps de cela et je n’avais pas, faute de motivation, jeté une oreille suffisamment attentive, bref lorsque j’appuyais sur la touche de mon iPod, une note libératrice diffusa alors ses bienfaits à mon esprit oublieux. Peu de gens connaissent Can, cela pourrait paraître étonnant compte tenu de la diversité de la scène allemande des années 60-70, mais cette effarante vérité sonnait comme une évidence. Quelques références nous reviennent en mémoire, du meilleur (Kraftwerk) au pire (dans le désordre, Klaus Nomi, Alphaville…), oui, qui se souvient d’Amon Duül II, Popol Vuh, Faust, Xhol Caravan, forcément, lorsque l’on a pour seul horizon musical le navrant déballage inaudible qui enfle nos ondes, rap, variété, comédie musicale, skate rock, on peut comprendre que les musiciens aguerris de Can finissent dans les profondeurs poussiéreuses des bacs à solde.
Grenade encore assoupie reprenait vie progressivement, le ciel semblait moins lourd malgré la chaleur et nous décidâmes de bouger pour trouver l’une de ces petites échoppes dont la ville regorge, à l’ombre d’une place oubliée. Can me suivait, obsédant souvenir occupant mes pensées alors que la foule serpentait mollement dans les ruelles de la vieille ville. Le disque passait en boucle dans ma tête et l’excellent Riora espagnol me maintenait dans un état proche de la transe, mon corps tremblait de l’intérieur sans que l’on puisse s’en rendre compte, les trois premiers titres ouvraient des brèches partout et la pesanteur du soleil catalysait toutes les émotions, tous les sentiments, j’étais hypnotisé. Halleluhwah démarra, le paysage se brouillait,
Damo Suzuki était à Grenade un muezzin sous acide, un prêtre de l’amour et ses litanies pleuvaient, dehors l’air était sec. Aumgn et Peking O offraient une approche beaucoup plus radicale, comme si Bartok avait branché ses instruments sur ampli Marshall, 29 minutes de pur délire. Puis, le calme revint avec la lancinante et sinueuse ascension de
Bring Me Coffee Or Tea, rappel incontestable aux thèmes qui firent le succès du
Pink Floyd mais l’héritage de Can va bien au-delà. Bien sûr, le quator anglais a profondément inspiré la majeure partie des groupes allemands, mais la fameuse formation de Cologne se veut aussi le prolongement du Velvet Undeground. Depuis, des noms comme
Sonic Youth revendiquent la parenté. En France,
Romain Turzi et son groupe éponyme sont de ceux qui placent clairement leur ambition créative dans la droite lignée de Can. Qui peut en dire autant ? L’actuel post-rock n’est-il pas le fil d’Ariane qui relie Can au Rock des années 2000, imaginez que le Krautrock, littéralement rock choucroute, est aujourd’hui un courant musical respecté, reléguant bien loin cette blague de potache qui traduisait, dans les années 60, un certain ostracisme de l’Angleterre ou de l’Amérique à l’égard des groupes allemands. Et pourtant.
Pas d’électro ou de techno sans le Krautrock, pas de période berlinoise pour Bowie ou Lou Reed sans Harmonia, Cluster, Neu ! ou Klaus Schulze. Quant à Tago Mago, il est à juste titre considéré comme un chef d’œuvre du rock en général, à la croisée des chemins entre acide rock et inspiration tribale, jazz et musique contemporaine, le tout enregistré en live, avec un minimum de production, chose assez rare à l’époque depuis Sergent Peppers. Ces héritiers de Stockhausen ont bel et bien transcendé les genres avec comme base, batterie, basse, guitare, claviers et c’est là que réside la force de Can, qui signifie émotion en turc, une traduction littérale que l’on peut faire sienne tant les sept morceaux de Tago Mago, une heure vingt de musique virtuose, impose leur empreinte, leur cadence, leur vérité. J’aime Can pour tout cela, ne pas s’encombrer de mélodie mais dynamiter le format « chanson » pour repenser le temps, le remodeler et le plus fou, chose qui me fascine encore aujourd’hui, alors que le disque referme sa dernière porte, c’est son caractère intemporel, merde, cette citadelle sonore n’a pas vieilli et regorge de trouvailles que l’on redécouvre à chaque nouvelle écoute, malgré un son brut. Je levais la tête, quittant mes réflexions intérieures, la nuit était déjà tombée, douce sur nos épaules. Nous regagnâmes notre hôtel et le repli du lit drapa nos
têtes bousculées de rêves d’ailleurs et de considérations d’auteur.
Au-delà du Rock,
la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années 70, par
Eric Deshayes
Commentaires
Neosfear
28.01.2008
Hé ! Excellent ce carnet de route sur lequel je tombe par hasard ! ça fait super plaisir, et en même temps je suis dans un gros doute, osant à peine croire qu'il s'agisse de mon livre, vu qu'il n'est pas cité. Il s'agit bien de AU-DELA DU ROCK, la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix (Editions Le Mot et Le Reste, 2007) ?
Ciao
Eric Deshayes
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30.06.2012
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