Il fut un temps où la musique s'appelait encore pop, où l'expérimentation sondait les microsillons énervés des artefacts stellaires. Prolifique, la galaxie pop peut s'enorgueillir de l'avoir été ! Quand la Tamise bouillonnait du flux incroyablement organique de la musique, portée comme l'étendard chromatique de la contre-culture, nous étions à la fin des années 60. La contestation partait dans tous les sens, on lisait Kerouac, on s'inoculait les récits seringués de Bill Burroughs, on chantait les louanges des anges Beatles & Rolling Stones… Hendrix faisait l'amour aux étoiles, selon la fameuse phrase d'Eric Burdon, et tout le monde partouzait dans son giron électrique. Mes premières amours ne furent pas physiques, bien que j'en ressente encore jusqu'à ce jour les convulsions délicieuses au plus profond de ma chair. Non, mes premières amours furent spirituelles et musicales. La galette gaufrée, rehaussée d'un lettrage profond, l'odeur du carton et le disque qui, sous la caresse du diamant, révèle après quelques brouillons de sons, la chaude lumière de la musique… Cette étreinte en stéréo déflorant mes oreilles si extraordinairement chastes de leur première écoute, je m'en souviens très précisément. À cette époque bénie, les musiciens jammaient, la pop était fille aînée du blues, du folk et du jazz. La slide et le sax avaient déjà adoubé les Gibson et autres Stratocaster. Londres était une place forte, un jardin d'Eden à Leicester Square. La Roundhouse, l’Alexandra Palace vibraient à l’unisson des formations déboulant dans les rues chamarées du Swinging London. L’expérimentation était comme un ampli énorme, sorte de chapelle Sixtine pour oreilles averties, cerveaux connectés aux multiples voix lactées. Bref, tout le monde connaissait sur le bout des doigts (jaunis) le plan let’s stoned, get stoned de Dylan. Parmi les premiers éructements rock, dans un appel au discernement, certaines formations avaient tout simplement opté pour la fuite stellaire, la défonce à grande échelle. The Soft Machine furent de cela.
Moi l’humble narrateur poète écrivain chroniqueur, j’avais croisé leur route, un été 67 à Saint-Tropez, lors d’une fête donnée par Pablo Picasso. Le groupe, composé à l’époque de 4 membres, plaquait sur chaque scène ses accords encore mineurs. Il faudra attendre 1968, une tournée avec le Jimi Hendrix Experience, pour que la formation nous assène ses premières envolées pataphysiques. Poussant le volume très loin (jusqu’au volume two), Wyatt et Ratledge virent Kevin Ayers ou Ayers vire Wyatt et Ratledge, le son était tellement ample, puissant, que l’on ne sait plus très bien. Ce qui est sûr, c’est que l’arrivée de Hugh Hooper allait sceller un nouveau destin pour le groupe. 1969, le deuxième opus déroule, en continu, un jazz à la fois millimétré et décalé, sorte d’abécédaire surréaliste où les vers de pierrot lunaire côtoient des miroirs de fuzz. Parfaitement à l’aise dans ma peau cintrée de dealer de bonne aventure verbale, j’avais réussi à me procurer ses deux précieuses galettes, pièces à conviction d’avoir entre les mains de mon pick-up le meilleur plan musical du moment. Esprit dadaïste, délire poético jazz, came feutrée dérapant comme un OVNI sur une pluie de météores, avec des crissements d’orgue passé à la moulinette fuzz (comme la basse de Hooper), tambouille incroyablement foisonnante, avec des grimaces verbales, des éclats de rires percutant des capes dorées de cymbales, de gong et de tout objet capable de résonner à l’infini.
Mais ce soir-là, alors que l’album entier diffusait dans l’air lourd une chaude convulsion de notes, cris, murmures, pépiements, je sus que mon destin aussi était scellé. J’avais pour un temps laissé de côté, dans la remise de mon esprit, mon large manteau d’écrivain pour lui troquer un habit plus conventionnel, certes, mais bougrement efficace. Ce costume bon marché m’ouvrirait à coup sûr toutes les portes. J'étais en fait devenu un espion au service de l'Interzone littéraire, et je me dois de remettre aujourd'hui à mes supérieurs hiérarchiques un rapport détaillé sur mes activités illicites et parallèles, après toutes ces années passées à pianoter des comptes-rendus pop en langage pataphysique. Je crois que je me suis mis à écrire jazz le 6 mai 1970. Ou peut-être bien avant. Peu importe. 6 mai 1970, débuts des premières sessions d'enregistrement de Third, nouvel opus de Soft Machine. J'avais traîné mes pieds et la carcasse fantomatiques qui les prolongeait dans toute l'Angleterre depuis 1967. Le 3e bureau (certainement un signe) m'avait refilé des faux passeports, des tas, pour entrer indistinctement dans tous les endroits, clubs poussiéreux, universités déglinguées, réduits caverneux, théâtres obscurs, toutes les places fortes de l'underground mis bas par la vieille Europe vache à lait d'un expressionnisme progressif lapidaire où la Machine Molle jouait sans relâche une sorte de jazz nimbé d'orgues stratosphériques, de basses cardiaques et d'incantations aussi sommaires que blafardes. À chaque set, trompettes et saxes sinueux faisaient tomber les mûrs d'ampli de la vieille société anglaise plus habituée aux tasses de thé qu'au thé névrotiquement psychédélique servi par des laquais dealers majordomes dont l'aristocratique dépendance aux nouveaux barons de l'acide rock devait perdurer à jamais. Lunettes diamantaires serties sur des oreilles aux larges disponibilités sensorielles, veste et feutre ajustés, je partais pour un voyage dont je ne reviendrais peut-être jamais. Qui sait ? On peut toujours rêver…
Je remuais ciel et terre, asphalte et arrière-cours princière pour glaner quelques maigres renseignements. Je m’arrangeais à chaque fois pour louer un taudis miteux dans un rade non moins miteux (mais j’y mettais le prix, un prix dérisoire), dans les faubourgs des villes où je faisais escale. Bien entendu, je traînais avec moi, comme une groupie insatiable, ma Remington portative, ainsi qu’un exemplaire du précieux Third que m’avait laissé, dans sa grande largesse, le service pour lequel j’œuvrais. Tous les soirs, je laissais la musique me dicter ses mots, comme si le diamant avait posé sur ma tempe suante, un revolver à 4 coups. Si mon rapport se devait d’être lu, il n’en restait pas moins une sorte de livre que je m’employais à rédiger en 4 chapitres distincts (pour 4 morceaux). Pour autant, je ne m’interdisais pas une petite virée, histoire d’abreuver mon cortex de drogues bizarrement attifées affublées de revendeurs fantomatiques, et de substances mélodiques, elles, livrées avec instruments et musiciens.
Chapitre 1.
La première face grince, ce n’est pas un défaut, notais-je, (j’étais bien plus rusé que cela, malgré l’absorption massive de psychotropes divers). Juste un début de vomissure larvée, un déhanchement de basse fuzz. Le son semble lointain, horizon légèrement oblique, et pourtant il reste en l’air des particules massives, granuleuses, des crépitements d’impatience, la traduction d’une émotion quasi sourde qui ne venait pas de la scène mais de la salle. L’écho est intense, les lueurs vives. Les cuivres se contorsionnent, se lovent dans l’espace en feu. La musique est ce gémissement même qui a tout de la prière. L’orgue de Ratledge s’insinue alors entre les interstices roucoulés. Puis explosion. Je dois confesser qu’à ce moment précis, celui où j’écris ces impressions occidentales, la transe est palpable. Je suis en train de frapper mes mots comme les fûts, les yeux révulsés, globuleux, dans la blanche gélatine de l’extase. Il n’y a pas de ponctuation, les instruments se mélangent dans un maelström épais, rugueux. Le sax de Dean est blême, tranchant, il perce la nuit du live. À la vingtième seconde de la dixième minute, je bascule dans une autre salle, une autre dimension. Note modale. Lyn Dobson s’époumone dans sa flûte, les accents sont légèrement boisés, mais aussi nacrés. Une sorte de charmeur de serpent. Il pépie, caressant les cimes invisibles de la musique. Ses notes sont des lances plantées dans mon cœur tandis que Mike se lance dans un solo assez sombre, presque distant. Je suis à Croydon, je crois. Mon enquête m’a mené dans cet antre, ce sous bassement de l’underground. Le morceau s’achève sur des notes enregistrées à l’envers et je me sens moi-même pris de vertiges, tout s’inverse, stom sel, snoisserpmi, noitagavid, seésrevni selcuob, inifni’l à…
Chapitre 2.
Slightly All The Time. La naissance du cool. J’allume une cigarette. Les baguettes rebondissent. Les rythmes deviennent calmement élastiques. Sorte de jazz classique et à la fois fondamental, fondamentalement novateur, précis, onctueux. Le piano électrique enveloppait ma tête tandis que le saxo s’évertuait à taquiner la surface poreuse de mon cortex. J’écrivais tranquillement. La formule était évidente, efficace. Je m’auto convainquais, sans doute par hypnose, du caractère hautement subtil du jeu de Wyatt. Il passait du cliquetis au roulement avec une maîtrise suave et savante. Deuxième mouvement, la flûte de Jimmy Hastings entre en jeu de lumière, déployant le langage de sa propre mystique avec une telle beauté que j’éprouvais au même instant une forme d’ascension verticale. Les plages sonores se superposaient comme si l’instrument s’était démultiplié, vaste tapis recouvrant la matière des minutes. Troisième mouvement, le sax affolé pose les fondations d’un drame en train de se jouer. Je baignais dans une enveloppe intellectuelle et viscérale, mon esprit bâtissait d’autres hypothèses. 12 minutes et 10 secondes plus tard, une plénitude s’installe, très cool, puis, lentement, la transition se fit, installant le dernier thème, le quatrième mouvement, élan mélancolique, grand saut vers la folie, ma tête entière s’étant affalée au bord du gouffre, à deux pas d’un autre espace-temps. L’orgue enrobait le paysage qui se dessinait dans mon rêve. Je m’effondrais alors violemment dans une chute abstraite, pleine d’aurores boréales et de mélopées planantes, par-delà des escaliers de clavier.
Les deux premiers titres étaient instrumentaux. Avec le troisième, se révélait enfin la voix de Wyatt : la partie la plus délicate de mon rapport. Comment la définir, comment percer l'essence même de son secret ? Une sorte d'éclipse de lune en plein après minuit tandis que l'orgue trotte le long d’une partition en pointillés. Imaginez, Wyatt, lutin barbu, rivé à ses machines, piano, orgue, basse, batterie, dégoupillant des sonates ponctuées de phrases apparemment anodines (et pourtant), prêtes à faire démarrer une réaction en chaîne de plus de 19 minutes.
Chapitre 3, donc.
Celui de Moon In June, seul morceau chanté de l’album, enfin disons plutôt, ululé, murmuré, susurré. Cris d’oie sauvage, verbe blême couché dans le feutre. J’avais décidé de m’injecter le morceau dans mon cerveau, de me faire un Wyatt shoot, et de partir alors pour une balade au clair de lune, éclat argenté courbant les cieux noirs d’une plaie luminescente. Le compte-rendu ne ferait pas la lumière sur la réalité des événements (ou non), s’agissait-il seulement d’un songe, d’un trip, d’un simple moment d’égarement ou d’une virée tangible entre deux eaux, en pays beat, à la recherche de Bill Burroughs et de ses vieux démons livides aux froids réseaux de sueur rampant sur son front abîmé ? Impossible de le dire dans les faits, ni dans l’effet d’ailleurs. Juin était déjà haut dans le ciel, la lune de Tanger arborait ses moindres reflets plissés avec une sage décontraction. Sur la plage, Picasso peignait sur le ciel tout Brooklyn Bridge, tout Manhattan, tout Central Park, si bien que je me trouvais en un lieu lunaire, sorte de ville-fondation où les cabs étaient hélés par des muezzins. Le Beat Hotel était planté là, au beau milieu de ce grand nulle part où errer, fragmenté, tel un minaret de passe où les écrivains et autres agents venaient rédiger leurs rapports. Ginsberg les yeux flasques, les pieds nus furieusement enfoncés dans le sable, épelait les phrases assemblées déchiquetées de Howl. Je balançais ma silhouette au rythme des séquences pianotées par Wyatt. Bob était assis dans un fauteuil roulant mais se levait de temps en temps, pris de convulsions jazz ou pop ou rock tout en chantant des hymnes séminaux et nacrés. Quant à moi, je déroulais sur une bobine interminable les constats, notes, détails, passages, anecdotes, descriptions, allusions, divagations de mon rapport en Interzone. Il y avait des sortes d’extraterrestres osseux et voûtés comme des cathédrales intérieures, des cafards-interrupteurs et des espions en djellabas dans des immeubles lactés. Il y avait le Beat Hotel et Big Ben, la Péninsule Arabique encrée de Tamise poisseuse et opaque, des pierrots et des lunes en goguette, le ressac des nuages et la plainte du désert. Il y avait Broadway et Tanger, Wyatt et Soft Machine. Et dans l’aspect disséminé de la nuit, seule persista encore un long moment l’écho énigmatique d’une voix enfantine pendue aux lèvres de la lune.
Chapitre 4.
Je suis dans un demi-sommeil. 4 minutes 54 secondes. Le temps qu’il me faut pour sortir de ma torpeur et recouvrer tous mes esprits. Je saute de mon lit, me dirige en titubant vers mon bureau, et mes doigts se mettent alors en mouvement comme si une force les commandait (mon cerveau étant encore paralysé). Ils frappent les touches de ma Remington Portative, modulant de façon autonome des pans entiers de phrases que mes yeux n’arrivent même pas à verrouiller. Alors que mes mains travaillent avidement, mes 4 regards se croisent sur la surface lisse du miroir et je crois alors entrevoir la silhouette bossue de Thelonious Monk, cataleptique et possédé. Les kilomètres typographiques s’allongent en autoroutes noires sur la page, je discerne même les motels en bordures, les gaz-stations et le désert qui bourdonne sourdement. Une suée livide trace une ligne de fuite sur ma joue creusée par la fatigue et l’errance, l’harassante et insatiable envie d’écrire. Le sang bat dans mes tempes, trempées d’extase molle et indicible. La douceur de la machine s’évanouit dans la pénombre infamante qui précède le matin fugace. 3 minutes et 14 secondes, c’est le temps qu’il me reste à vivre.
Mon rapport était posé sur la table dans le respect académique de la Grande Symétrie. Je quittais alors la pièce, l’Interzone et les entrailles ciselées de la machine molle.
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